Un ouvrage qui présente à un vaste public les enjeux philosophiques, éthiques et philosophiques des questions environnementales.

Dans un contexte planétaire marqué par le dérèglement climatique, la disparition de la biodiversité, les grandes catastrophes environnementales et la perspective de l’épuisement des ressources énergétiques, on commence à voir apparaître, depuis une quarantaine d’années, un vaste renouvellement conceptuel axé sur les multiples dimensions de l’urgence écologique. Dans le domaine philosophique, le souci de l’environnement dépasse largement les acquis de la science écologique et vise à repenser radicalement les échanges entre la nature, la culture et la technique, à poser un nouveau regard sur les environnements naturels, les environnements sociaux et les environnements techniques contemporains, au-delà de l’ambition exclusive de maîtrise et de domination de la nature qui s’est imposée en Occident au moins depuis la modernité. La réflexion philosophique peut proposer une alternative à l’approche dominante et purement technocratique des problèmes environnementaux et aider à concevoir une vision plus authentiquement démocratique des rapports entre les sociétés humaines et les environnements naturels. L’ouvrage d’Anne Dalsuet, qui a été conçu pour les classes de terminale mais qui s’adresse visiblement à un public plus large, constitue une excellente introduction à ce nouveau champ de la réflexion philosophique, notamment grâce aux analyses consacrées aux approches théoriques d’auteurs étrangers dont la pensée et les travaux ont été longtemps ignorés en France.


La nature en crise

L’ouverture de l’ouvrage (structuré selon six grandes "perspectives") vise à définir les caractéristiques de la crise écologique contemporaine qui ne fait que traduire une crise plus profonde. S’appuyant sur l’excellent ouvrage d’Isabelle Stengers intitulé Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient   , Anne Dalsuet affirme en effet dès le début de sa réflexion que la crise écologique ne demande pas seulement des réponses scientifiques ou techniques (dans l’esprit du "Grenelle de l’environnement", du "développement durable" ou de la "croissance verte"), puisqu’elle implique également une crise morale, métaphysique, sociale et politique, dont il faudra constater l’ampleur et la gravité. Dans cette perspective, nous n’avons plus affaire à des problèmes isolés, puisque les catastrophes environnementales entraînent toujours des effets en cascade sur tous les êtres vivants et notamment "sur la manière même dont les hommes pourront “habiter” cette Terre, s’y nourrir, y travailler, s’y loger, s’y déplacer, s’y gouverner" (p. 8). Les limites de la planète et de ses ressources nous imposent désormais de repenser le rapport de l’homme à la technique : recourir au catastrophisme ou à la déploration mélancolique d’une nature perdue sont deux postures insuffisantes et politiquement dangereuses, qui nous empêchent de comprendre la portée authentiquement politique des questions environnementales.

Cette dimension essentielle du problème écologique est très présente dans les pages des "bilans" qui concluent le livre, où l’auteure interroge les perspectives d’une écologie politique, à la suite de Bruno Latour et de ses Politiques de la nature    . Les analyses de Latour, qui s’efforcent de modifier les termes classiques du débat en renouant différemment les liens entre sciences et politiques, sont ainsi définies "capitales, inaugurales et subversives", puisqu’elles opèrent un réel déplacement de notre perception habituelle de la nature et du fantasme de sa "protection".

Anne Dalsuet insiste ici à juste titre sur l’intérêt d’une proposition théorique qui nous invite à penser en deçà ou au-delà de toutes les dichotomies traditionnelles entre sujet/objet, nature/société, homme/nature, politique/science et nature/politique, pour essayer de penser un "collectif en voie d’expansion" qui inclut ce qui est non humain dans un travail collectif. Les "ouvertures" de l’ouvrage proposent également un aperçu historique des approches philosophiques de la nature, de la phusis des premiers penseurs grecs, en passant par La physique d’Aristote, jusqu’à arriver au déplacement moderne de l’idée de nature. La mathématisation des lois de la nature inaugurée par Kepler, Galilée et Descartes introduit un paradigme réductionniste de la science qui assure sa puissance et son efficacité jusqu’à nos jours, mais qui modifie en profondeur la relation des hommes avec la nature, réduite progressivement à la maîtrise ou la possession. Anne Dalsuet affirme ainsi que repenser cette relation pour faire face à la gravité de notre situation écologique est aujourd’hui un impératif théorique et éthique.


La "terre promise" américaine

Dans cette démarche, l’auteure se tourne vers l’aventure de la pensée américaine, qui semble à ses yeux constituer la seule alternative face à l’impasse à laquelle a fini par aboutir la réflexion "continentale" européenne. La philosophie de la nature née aux États-Unis durant la première moitié du XIXe siècle, qui s’est développée ensuite dans la plupart des anciennes colonies anglaises et qui a donné naissance à une éthique environnementale dans les années 1970, apparaît ainsi comme le vrai centre du livre, qui en décline toutes les nombreuses versions.

Ce courant philosophique débute avec la grande tradition littéraire de la wilderness, la nature sauvage et indomptée célébrée entre autres par Ralph Emerson ou Henry Thoreau. Mais Anne Dalsuet signale justement que cette grande tradition américaine se nourrit de l’idéalisme allemand et sa philosophie de la nature, du romantisme européen et même de la pensée védique hindoue. La tradition philosophique continentale ne se limite donc pas, comme elle semble l’affirmer par ailleurs, au seul modèle réductionniste de la modernité, mais élabore une pensée profonde et structurée de la continuité entre la nature et l’esprit, sans laquelle la pensée américaine n’aurait pas été concevable. Anne Dalsuet exalte cependant la spécificité du romantisme américain, qui aboutit à son avis à un véritable athéisme qui résout les apories de la philosophie européenne, empreinte de nostalgie pour une unité perdue entre l’esprit et la nature, et rend possible l’édification de la pensée américaine. Elle passe ainsi sous silence le fait que l’identité nord-américaine s’est construite en même temps sur la destruction des populations amérindiennes qui occupaient à l’origine les étendues sauvages de la nature américaine, et que les États-Unis ont ensuite imposé au reste du monde le modèle productiviste qui a abouti aux catastrophes écologiques actuelles.

Il faudrait donc prendre garde à ne pas idéaliser excessivement la poésie de la wilderness, la célébration de la virginité et de l’authenticité de la nature sauvage, le sentiment du sublime provoqué par le gigantisme des paysages américains, face au cynisme du vieux continent européen qui se serait complètement désintéressé de l’expérience de la nature et de l’exigence de sa protection. Cette opposition, bien trop radicale, devrait être nuancée par des distinctions plus fines et approfondies.


L’illusion techniciste et le temps des catastrophes


La quatrième perspective introduite par l’ouvrage concerne la technique et son sentiment prométhéen de puissance illimitée qui n’a fait que se renforcer depuis le XVIIe siècle. L’accélération de ses progrès dans les dernières décennies, souvent perçus comme incontrôlables et non maîtrisables, nécessite un niveau de réflexion approfondi et un projet radical de "technocritique". Anne Dalsuet a raison d’affirmer qu’une réflexion purement technicienne sur la technique ou une approche simplement utilitariste sont insuffisantes pour mettre au jour les nombreux questionnements d’ordre social et politique associés à la technique et pour critiquer efficacement l’optimisme ou l’aveuglement idéologique qui l’accompagnent souvent.

Les lectures philosophiques du phénomène technique s’avèrent nécessaires. L’auteure évoque ainsi la pensée de Heidegger, l’heuristique de la peur et la responsabilité pour les générations futures prônées par Hans Jonas dans Le Principe responsabilité dès 1979, pour ensuite introduire les nombreux "catastrophismes" (plus ou moins éclairés) présents dans la pensée contemporaine. Elle questionne la validité conceptuelle du mot "catastrophe" qui regroupe des réalités très hétérogènes (événements naturels d’une part, accidents nucléaires, industriels ou technologiques de l’autre), et propose une intéressante mise en perspective historique de ce concept, de la Poétique d’Aristote qui s’en sert dans le domaine théâtral pour désigner le retournement final d’une intrigue, en passant par les réactions des philosophes des Lumières au tremblement de terre de Lisbonne en 1755, pour arriver à une critique des ambivalences des catastrophes données en spectacle aujourd’hui.

Cette surenchère médiatique ne fait que provoquer chez les spectateurs passifs que nous sommes tous devenus un profond sentiment d’impuissance, de peur, d’angoisse et d’insécurité dont on connaît désormais les usages politiques possibles. On pourrait ajouter à cette typologie des catastrophes la catastrophe sportive qui vient de se produire suite aux échecs de l’équipe française lors de la Coupe du Monde en Afrique du Sud : les télévisions, les radios et les journaux ont vite fait de transformer la débâcle d’une équipe de foot en métaphore de la débâcle de la société française. Face à cette "passion de la catastrophe diffuse", Anne Dalsuet propose de suivre des penseurs comme Félix Guattari, Isabelle Stengers ou Frédéric Neyrat qui nous invitent à inventer des approches relationnelles de nos formes de vie, humaines et non humaines, animées et inanimées plutôt qu’à nous laisser paralyser par la peur.


L’oubli de la nature en France

Anne Dalsuet présente les trois principaux courants philosophiques qui prennent en charge la question écologique et celle des rapports que nous entretenons avec la nature : le courant initié par le philosophe allemand Hans Jonas qui s’interroge sur les nouveaux problèmes éthiques posés par le développement de la technique ; la deep ecology ou "écologie profonde" du philosophe norvégien Arne Naess qui réfléchit sur les liens entre l’identité humaine et le rapport à la nature ; les philosophies environnementalistes anglo-saxonnes qui concentrent leurs recherches sur la notion d’environnement.

L’ouvrage consacre de longues analyses surtout à ce troisième courant et à ses thématiques de prédilection : l’éthique, le bien-être animal et les droits des animaux, l’ "antispécisme" de Peter Singer, la land ethic d’Aldo Leopold. Tous ces courants philosophiques prennent en compte la technique et les conséquences de son développement, les relations que nous partageons avec la nature et leurs enjeux métaphysiques, éthiques ou politiques. S’étonnant du retard de la pensée française dans la prise en charge de ces questionnements liés à la crise environnementale, l’auteure formule l’hypothèse d’une différence fondamentale (presque "essentielle") entre d’une part l’héritage galiléen et cartésien inscrit dans la pensée française, qui implique une tradition de méfiance à l’égard de la nature, et d’autre part la sensibilité environnementale des penseurs anglo-saxons. L’exemple, assez caricatural, choisi pour conforter cette théorie est la position exprimée par Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre écologique, où il condamnait la pensée écologiste au nom de la dignité et des droits réservés à l’homme. Mais, mis à part quelques remarquables exceptions (Bruno Latour ou Isabelle Stengers), Anne Dalsuet ne réserve que quelques rares allusions à des penseurs français qui s’inscrivent parfaitement dans la perspective d’une écologie philosophique et politique : André Gorz, Félix Guattari, Edgar Morin ou même, plus récemment, Bernard Stiegler et son projet d’ "écologie industrielle de l’esprit". Le fait que ces auteurs n’aient longtemps reçu qu’un accueil limité de la part des institutions universitaires françaises (notoirement conservatrices et réfractaires à toute innovation conceptuelle), loin d’inciter à les passer sous silence, devrait au contraire encourager à les réintroduire dans les débats actuels sur l’écologie.

Plus généralement, on a l’impression que la philosophie et l’édition françaises, après avoir longtemps presque ignoré les perspectives écologiques, ne s’autorisent aujourd’hui à les récupérer que par un détour par l’ "éthique environnementale" anglo-saxonne ou les débats juridiques concernant les droits de la nature et des animaux, comme si des approches plus radicalement et explicitement politiques étaient encore considérées comme trop subversives et dangereuses. Anne Dalsuet elle-même n’évoque de façon explicite l’écologie politique que dans le bilan conclusif de l’ouvrage, même si elle est présente comme toile de fond dans tous les chapitres du livre. Mais ce nouveau champ de réflexion n’en est encore qu’à ses débuts, et on peut espérer qu’il s’élargira progressivement jusqu’à proposer une vision radicalement modifiée de la société, de la nature et de la technique, une analyse des mutations subjectives de notre époque d’où on pourra tirer toutes les conséquences politiquement subversives et conceptuellement créatrices.


Pour conclure, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage qui présente à un vaste public les enjeux philosophiques, éthiques et philosophiques des questions environnementales. On regrettera cependant que l’évidente fascination de l’auteure pour le "sentiment de la nature" anglo-saxon l’ait poussée à sous-estimer l’importance de penseurs contemporains français et du courant d’écologie politique radicale qu’ils représentent