Une bonne synthèse historiographique, une approche pluridisciplinaire, une vision philosophique et historique du droit, pour un ouvrage d’une haute technicité et d’une grande précision.
Péter Erdõ est un cardinal hongrois, archevêque d'Esztergom-Budapest. Il est titulaire de deux doctorats, le premier en théologie et le deuxième en droit canonique.
Péter Erdõ nous offre ici un ouvrage d’une extraordinaire précision. Il envisage le droit canonique sous un aspect théologique, en intégrant pleinement la foi de l’Eglise à la dimension juridique. L’auteur considère la relation entre la doctrine de l’Eglise et son droit particulier : la théologie du droit canonique comme une discipline à part entière. A partir de ce postulat, il scinde son ouvrage en trois parties et étudie successivement l’historiographie de cette discipline, son contenu, puis la méthode scientifique qui s’y attache.
Après avoir défini la matière comme l’étude du droit de l’Eglise du point de vue de la théologie catholique, Péter Erdõ réalise une synthèse historiographique d’un grand intérêt. Des règles juridiques sont apparues dès l’époque paléochrétienne, pour gérer la vie de la communauté. Elles ont, au départ, le caractère de coutumes, et vont ensuite se rationaliser au contact du monde gréco-romain jusqu’à la fin du Moyen-âge. Le lien entre théologie et droit canonique apparaîtra avec les tendances réformatrices, qui considèrent le droit de l’Eglise avec suspicion. La thèse de Rudolph Sohm est la plus radicale : le concept de droit serait en contradiction avec l’essence de l’Eglise. Pour ces tendances protestantes, le droit doit être fondé sur le consensus et la charité et non sur le caractère contraignant. Cette position se justifie par une soumission au droit séculier. La doctrine catholique va par la suite tenter de justifier l’existence du droit canonique d’un point de vue théologique, le point culminant de cette réflexion sera le concile Vatican II (qui prend fin en 1965). A partir de ce moment, la question théologique du droit ecclésial va être une question centrale.
Afin de définir le contenu de la matière, Péter Erdõ prend pour postulat l’affirmation de Rudolph Sohm, selon laquelle l’Église des premiers temps était un organisme qui n’avait rien de juridique. Il réalise alors une analyse historico-institutionnelle dans laquelle il est possible de voir émerger l’influence de l’école historique du droit. Il recherche l’existence d’un droit ecclésial dès l’époque de l’Église primitive, droit qui a un caractère coutumier ou "traditionnel" (issu de la Tradition), et qui présente d’extrêmes similitudes avec le droit hébraïque, notamment au niveau institutionnel. Il insiste sur la véritable analogie existant entre les premières communautés chrétiennes et les communautés juives. Les règles régissant les communautés chrétiennes proviennent essentiellement de la "Tradition des anciens", qui n’est autre que la Michna (première partie rédigée du Talmud). L’auteur s’interroge alors sur les différences qui peuvent être relevées entre les deux communautés, notamment entre les droits qui les régissent, d’autant plus que les Évangiles contiennent assez peu de règles juridiques, et ces dernières relèvent de la morale. La différence essentielle réside dans le fait que pour ces communautés chrétiennes, le Salut réside dans l’Église, nouveau peuple de Dieu. Cette dernière doit donc mettre en place de nouvelles normes, pour régler la vie de ses fidèles. Il existe une très forte croyance dans le fait que le Salut ne peut se réaliser qu’au travers d’une communauté de Foi qui dispose d’une réalité unitaire et structurée, pour transformer une multitude de personnes en un corps unique, le droit ecclésial étant l’outil de cette structuration et unification.
Une justification théologique du droit canonique peut être trouvée dans la triple mission de l’Eglise, qui se veut être le prolongement de la mission du Christ : magistérielle, sacerdotale et pastorale (enseignement, sanctification et gouvernement). Le droit ecclésial doit avoir pour objectif l’accomplissement de cette mission, il doit donc faire naître des règles rendant possible sa réalisation. Les Sacrements et la transmission de la Parole sont considérés par l’auteur comme générateurs de règles juridiques. En effet, la dispense des Sacrements et l’enseignement des Évangiles sont réalisés à l’intérieur de l’Église, dans un cadre très précis, par des personnes particulières. Ils créent la communauté mais ne vivent que par et à l’intérieur d’elle. Cette conception de la Religion est créatrice d’une forte institutionnalisation et donc de règles de droit. Cette même conception a organisé l’Église sous la forme d’une hiérarchie très structurée. L’instauration d’un pontificat suprême comme nécessité pour la continuation de l’œuvre du Christ sur Terre, ainsi que l’affirmation de l’universalité de l’Église ont également été créatrices de règles juridiques. Les relations entre l’Église universelle dirigée par le vicaire du Christ et les Églises particulières organisées hiérarchiquement doivent être précisément définies. Le sacerdoce ministériel, croyance dans le fait que la sanctification ne peut être obtenue que par le truchement des ministres du culte "agréés" par l’institution, s’inscrit dans cette même théorie.
Péter Erdõ étudie également le concept de droits fondamentaux et de liberté religieuse au sein de l’Église. Il met en lumière la théorie de certains auteurs, Newman par exemple, née sous l’influence de l’anglicanisme, selon laquelle il y aurait un droit naturel préexistant à la Révélation, repris et modelé par Dieu. Cette Loi naturelle morale justifierait la conscience de chaque fidèle et l’existence de droits fondamentaux pour chacun. Cette conception s’oppose à une autre théorie selon laquelle il ne peut exister de droits fondamentaux particuliers mais uniquement un droit commun de l’Église considérée comme corps unitaire. Cette unité de la communauté nécessaire au Salut implique une obéissance sans limite à la hiérarchie ecclésiastique. Outre l’unité nécessaire, le Mystère de l’Église est également en contradiction avec le principe de conscience et de droits fondamentaux qui en découle. Le nouveau Code de droit canonique semble avoir retenu une conception restrictive des droits fondamentaux, en exposant en premier lieu les devoirs des fidèles puis leurs droits, ces derniers découlant des premiers, exprimant ainsi que la liberté est conditionnée à la dépendance de Dieu.
Quant à la liberté religieuse, celle-ci ne peut exister qu’à l’extérieur de l’Église, celui qui se détourne du dogme se place automatiquement hors de la communauté. Il n’existe cependant aucun droit de contrainte, le fait de croire demeure une liberté.
Concernant la méthode, Péter Erdõ explique qu’il existe cinq niveaux de connaissance du droit canonique : pratique, casuistique, scientifique, philosophique, théologique. Il est donc nécessaire, pour "connaître" le droit canonique, de mobiliser des méthodes relevant de la philosophie du droit, de l’histoire du droit, et de la théologie du droit. Pour l’auteur, il est donc nécessaire d’avoir "une approche historique et institutionnelle qui tient compte de l’origine surnaturelle et du milieu culturel de l’origine de l’Église". Il considère le droit canonique comme "un système normatif que l’on peut aborder sous tous ses aspects avec une méthode juridique, à la condition que cette méthode juridique ne soit pas réduite au monde des droits modernes, désacralisés et rationnels".
Dans cet ouvrage qui propose de réhabiliter la relation intime entre le droit et le sacré, Péter Erdõ nous offre une vision nouvelle du droit canonique, à la fois théologique et historique. Sa perspective s’inscrit dans le mouvement d’insertion du droit à l'intérieur d'un ensemble de règles sociales qui privilégie l'interrelation entre disciplines. Partant, son approche du droit est plus historique et philosophique que positiviste et légaliste. Il souhaite ainsi mettre en relief la coexistence des Religions dans la problématique des relations Église/Etat afin d'offrir une meilleure compréhension du droit ecclésial et permettre sa cohabitation avec d’autres règles juridiques qui régissent les relations de la vie en société