Martin Hirsch était l’invité ce lundi 21 juin de la sixième édition de la Cité des Livres, débat organisé par Nonfiction.fr et la Fondation Jean-Jaurès. Il a présenté son livre Secrets de fabrication. Le débat était animé par Frédéric Martel, rédacteur de chef de Nonfiction.fr et Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès.

Avant de parler plus précisément du revenu de solidarité active (RSA), la discussion s’est centrée sur l’expérience de Martin Hirsch au sein du gouvernement, auquel il reste loyal dans son livre.

Quel bilan après trois ans au gouvernement ?

Martin Hirsch a rappelé qu’il était entré au gouvernement tout en conservant ses idées politiques et ses divergences sur certains sujets comme la franchise médicale, le bouclier fiscal, le débat sur l’identité nationale ou la politique du logement. 

Selon lui, le bilan du gouvernement est bon en ce qui concerne notamment la politique européenne (la présidence française ainsi que la sortie de l’impasse après le refus du traité de Lisbonne). Concernant les symboles de richesse et la réalité de la redistribution, il estime cependant que la situation s’est plutôt aggravée ces dernières années. Il est revenu sur la question de l’impôt sur le revenu et le "mythe" existant en France selon lequel seuls 50 % des Français payeraient cet impôt : c’est oublier la contribution sociale généralisée (CSG) qui fait que 100 % des Français sont imposés sur leurs revenus. Le bouclier fiscal également a été inventé par la gauche (Michel Rocard, Pierre Bérégovoy) en 1988 avec la "clause de sauvegarde" selon laquelle il faut plafonner l’imposition pour empêcher que des personnes à haut revenu puissent être imposées à 100 %. Martin Hirsch a alors rappelé qu’en France seules les personnes les plus pauvres peuvent dans les faits être taxées à 100 %, ce qui représente un paradoxe fondamental de la politique sociale.

Les 20 % de la population gênants en termes politiques

Le RSA peut être à la hauteur selon Martin Hirsch des grandes réformes sociales concernant la défense des plus démunis, tout comme le revenu minimum d'insertion (RMI), instauré en 1988 et la couverture médicale universelle (CMU) dix ans après. Ces réformes concernent une partie de la population, environ 20 %, ayant les revenus les plus faibles : ces personnes sont très gênantes en termes politiques. En effet, s’occuper de cette frange de la population entraîne un risque de s’aliéner les 80 % restants en termes électoraux. Ces 20 % sont donc laissés à la charge des associations et du secteur caritatif.

Martin Hirsch a expliqué un paradoxe important de cette situation qui est que les pauvres et les plus pauvres sont souvent ligués les uns contre les autres au lieu de s’unir : l’ennemi du salarié modeste est celui qui ne travaille pas ou celui du salarié en contrat à durée indéterminée (CDI) est le salarié en contrat à durée déterminée (CDD). Le RSA concerne donc ces personnes délaissées par la représentation politique   : pour celles-ci, il n’existe en effet aucune représentation politique et elles sont donc souvent seules face à leurs employeurs ou leurs conseillers à Pôle Emploi.

Selon l’ex-haut-commissaire, ces personnes représentent donc un "poids politique" à gauche comme à droite, et de nombreuses mesures prises dans le domaine social par les différents gouvernements des deux bords ces vingt dernières années se ressemblent : les 35h sont en effet selon lui une invention de Gilles de Robien ; la CSG, une idée de la droite mise en œuvre par la gauche.

La méthode du RSA

Martin Hirsch est ensuite revenu sur la méthode utilisée pour mettre en place le RSA. Celui-ci a été conçu début 2005 avant d’évoluer. 

Une concertation a tout d’abord été menée entre les différents partenaires sociaux (organisations syndicales et patronales) autour des questions de lutte contre la pauvreté, de minimas sociaux, ou de compléments pour les travailleurs pauvres. Un compromis a fini par être trouvé entre les organisations syndicales qui défendaient une augmentation du SMIC et  les organisations patronales soutenant au contraire une suppression de celui-ci. En effet, aucune grande politique sociale ne peut être conduite aujourd’hui par un seul acteur : il faut concilier l’Etat, les collectivités locales, les syndicats et les associations qui peuvent chacun bloquer le système. Martin Hirsch a ainsi rappelé que la France est dans une situation de cohabitation entre un pouvoir central à droite et un pouvoir local majoritairement à gauche. Pour espérer mettre en place une politique particulière, notamment dans le domaine social, il faut donc trouver un compromis entre ces différents acteurs.

Le deuxième moment consiste en une expérimentation du RSA. Il est en effet nécessaire de tester les comportements des acteurs sociaux face à telle ou telle mesure, de la même façon que les médicaments sont testés avant d’être mis en circulation. C’est également indispensable pour lutter contre un important paradoxe en France : le niveau des dépenses sociales est très élevé, mais il y a un nombre important, et croissant, de pauvres. Il ne suffit pas d’injecter de l’argent pour rendre un système efficace, et il est donc nécessaire de tester toute nouvelle mesure avant de l’étendre à l’ensemble de la population. L’expérimentation a duré quinze mois, durée suffisante selon Martin Hirsch et importante pour ne pas perdre des fonds du gouvernement pendant la seconde partie du quinquennat de Nicolas Sarkozy.

L’histoire sociale en France repose sur une certaine vision de l’égalité qui fait que certaines particularités sociales entraînent certains droits, même si les mesures peuvent s’avérer inefficaces. Les systèmes d’aide sont, selon Martin Hirsch, exclusifs : il faut répondre à de nombreux critères pour pouvoir toucher certaines aides, même si des aberrations peuvent en être la conséquence ; ainsi, il faut être suffisamment surendetté pour être pris en compte par la commission de soutien aux surendettés : des personnes doivent donc continuer à s’endetter pour espérer être ensuite aidées. Il semble donc nécessaire d’assouplir le système et de faire du sur-mesure : tordre les critères pour permettre à plus de personnes de bénéficier de certaines aides. Le problème reste dans la mise en œuvre de ces aides par les collectivités locales qui réinsèrent souvent des critères pour les bénéficiaires de certaines allocations.

Quel bilan pour le RSA ?

Sur 1,8 million d’allocataires du RSA, seuls 600 000 touchent le RSA complet ; les autres sont encore dans un système mixte entre RMI et RSA. Pour Martin Hirsch, cela représente donc un demi-succès, lié à la complexité du système d’allocations : au départ, c’est en effet un système où cohabitent différents minimas sociaux, comme le RMI ou l’allocation parent isolé (API), et ensuite des soutiens pour les personnes aux revenus les plus bas, comme les allocations logement, l’aide à l’emploi ou les prestations familiales. Le RSA a pour ambition de synthétiser plusieurs de ces aides, selon les trois objectifs du RSA que Martin Hirsch a précisé.

Le premier objectif est de permettre de concilier un revenu et le RSA pour éviter que des personnes travaillant peu, 3h par jour par exemple, soient imposées à 100 % en ayant l’ensemble de leurs revenus déduits des aides. Il est nécessaire de pouvoir concilier les deux.

Le deuxième est le soutien aux travailleurs pauvres et aux personnes aux revenus les plus modestes, notamment pour contrer certaines tendances néfastes du marché de l’emploi augmentant le nombre de ces personnes. Martin Hirsch a ainsi expliqué la responsabilité du gouvernement Bérégovoy en 1992 qui a, sous la pression des entreprises, baissé les charges sociales pour le temps partiel. Cette mesure a entraîné une hausse du temps partiel contraint, puisque pour certaines entreprises, il était plus intéressant économiquement d’avoir deux salariés à temps partiel qu’un salarié à temps complet. Même si ce système a pris fin en 1997, la hausse des emplois à temps partiel n’a pas cessé. Le RSA est donc une mesure permettant de contrer cette évolution et de soutenir les personnes dans cette situation.

Le troisième objectif est le retour à l’emploi avec deux idées majeures : détruire des "désincitations à l’emploi" pour les personnes qui perdent de l’argent en travaillant et donner les mêmes droits aux allocataires du RSA qu’à toute personne inscrite au chômage (les RMIstes n’avaient pas les mêmes droits que les personnes touchant les allocations chômage, notamment en ce qui concernait la formation professionnelle). Cela touche également le problème de Pôle emploi : selon Martin Hirsch, l’Agence nationale pour l'emploi (ANPE) n’était pas un service très efficace, et la création de Pôle emploi n’a pas résolu les problèmes.

En ce qui concerne le bilan du RSA aujourd’hui, il est différent selon les allocations étudiées. Le transfert de l’API s’est fait sans problème, mais celui de l’aide à l’emploi a rencontré plus de difficultés, notamment en raison de la saturation de Pôle emploi et des conflits entre les différents acteurs politiques [Etat, caisse d'allocations familliales (CAF), conseils généraux]. La question de la stigmatisation des RMIstes est ensuite importante puisque certaines personnes pouvant toucher le RSA peuvent avoir peur du "déclassement" induit par le fait de toucher une aide destinée aux plus pauvres. Le pari du RSA pour lutter contre cette stigmatisation était de mettre en place le même mécanisme avec les mêmes interlocuteurs pour les allocataires travaillant et ceux étant au chômage.

Questions du public

Après cette première partie du débat, Martin Hirsch a répondu aux questions du public. La première concernait les autres pays européens. Martin Hirsch a expliqué qu’un système équivalent existe en Grande Bretage, le Working Tax Credit, mis en place par le gouvernement de Tony Blair. En Allemagne, il y a une forte dualité dans le monde du travail en raison de l’absence de salaire minimum ; le nombre de travailleurs pauvres y a ainsi explosé ces dernières années   .

Une personne a indiqué que la pauvreté en France vient de l’ouverture des marchés, et que la politique ne s’occupe pas assez des causes de la pauvreté en préférant des mesures en aval. Martin Hirsch a répondu que, effectivement la pauvreté dans les pays riches est liée à celle des pays pauvres, mais que les mécanismes de création de richesse peuvent aussi entraîner une hausse de la pauvreté, comme les dispositifs de surendettement. De plus, le système économique tel qu’il est aujourd’hui ressemble à une "centrifugeuse" qui renvoie à la périphérie les personnes ayant une moindre productivité, comme les jeunes, les seniors ou les handicapés. Il est donc nécessaire d’avoir des mesures pour répondre en amont comme en aval à ce système, surtout dans un pays où plus on est pauvre plus on doit payer cher.

La philosophie du RSA est fondamentale selon Martin Hirsch : les plus pauvres doivent bénéficier de la solidarité nationale et non de la charité.

Martin Hirsch a ensuite expliqué que seules les personnes de plus de 25 ans peuvent toucher le RSA car c’est un dispositif issu du RMI qui avait déterminé cette borne d’âge pour éviter que les jeunes sortant de l’école obtiennent immédiatement un revenu d’assistance. Une légère brèche sera bientôt mise en place pour permettre aux jeunes de moins de 25 ans ayant travaillé au moins deux ans au cours des trois dernières années puissent le toucher   . Martin Hirsch a indiqué qu’il était défavorable à l’idée d’une ouverture du RSA sans condition dès l’âge de 18 ans, même s’il est favorable à une dotation d’autonomie pour les jeunes issus des familles les plus pauvres : il est en effet indispensable selon lui de revenir à un système aidant fortement ces jeunes au détriment des jeunes issus des milieux les plus favorisés bénéficiant déjà d’aides familiales et suivant des études souvent les plus coûteuses pour la collectivité.

La question de "l’utilité sociale" a ensuite été débattue, puisque selon Martin Hirsch, il est nécessaire de lutter contre le sentiment "d’inutilité sociale" qui entraîne l’exclusion. Pour cela, un "super RSA" serait indispensable en regroupant le RSA, la prime à l’emploi et l’aide au logement, ce qui permettrait de cibler le bon public. En effet, si la prime pour l’emploi a été à l’origine inventée par Dominique Strauss Kahn en 1997-98, quand il était ministre de l’Economie, pour les salariés à temps partiel, c’est-à-dire souvent des travailleurs pauvres, Laurent Fabius et ensuite les gouvernements de droite ont changé la cible en privilégiant les personnes de la classe moyenne.

Pour conclure ce débat, Martin Hirsch a évoqué sa sortie du gouvernement, en revenant notamment sur l’idée qu’il y était entré pour mettre en place un projet qui lui était cher, mais qu’il ne pensait pas y rester aussi longtemps. Il est cependant nécessaire selon lui de "mener des combats là où l’on est" : il a pu mettre en place le RSA au gouvernement, et c’est ce qui lui importe