L’étude d’un échec qui faillit emporter la France libre et le général de Gaulle.

1940, c’est également Dakar. En septembre, de Gaulle, accompagné d’une flottille de la Marine britannique, de quelques navires et de quelques troupes de la France libre, tente de rallier le port de Dakar, espérant entraîner toute l’Afrique occidentale française. C’est l’échec et un des moments les plus difficiles de la carrière du Général, avec les crises qui l’opposent à Churchill pendant la guerre, la démission de 1946, les revers du RPF, la déception du ballotage à l’élection présidentielle de 1965 et le départ définitif de 1969   .

Cet échec coûta cher à la jeune et encore fragile organisation que l’homme du 18 juin s’acharnait à créer. Dans son excellente étude sur les Français libres   Jean-François Muracciole démontre comment l’échec de l’expédition de Dakar provoqua une "traversée du désert" des recrutements pour la France libre. Il est admis que ce grave revers faillit même être fatal puisque les historiens disposent de sources attestant que de Gaulle en ressortit profondément déprimé voire, selon l’aveu qu’il en aurait fait à Philippe Dechartre et à René Pleven, qu’il aurait alors songé à se suicider.

Cette tentation incertaine est une des raisons pour lesquelles Patrick Girard a intitulé son ouvrage consacré à cet épisode de la vie du Général, de la Deuxième Guerre mondiale et du gaullisme, le mystère de Dakar.

Illusions et impréparation

L’auteur, historien de formation, ancien attaché de recherches au CNRS avant de se lancer dans le journalisme, s’intéresse à l’ensemble de l’expédition, de sa conception et sa réalisation, à la trace qu’elle laissa dans la mémoire gaulliste. Sur les faits eux-mêmes, Patrick Girard n’apporte aucune information nouvelle susceptible de compléter ce que de précédentes études ont établi, comme l’histoire de la France libre de Jean-Louis Crémieux-Brilhac   et surtout l’ouvrage que lui ont consacré Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan   . Par contre, il remet en cause une partie de la version qu’en fit de Gaulle dans ses Mémoires et explique la relative discrétion dans laquelle "la légende gaullienne" a maintenu cet épisode par le fait que la responsabilité du Général, dans ce que Girard appelle à plusieurs reprises un "fiasco", est engagée.

L’auteur commence par rechercher l’origine de l’opération de Dakar. Si de Gaulle avait imaginé un débarquement de troupes à Conakry pour prendre Dakar par la terre, c’est Churchill qui songea à une opération maritime. Les deux chefs commirent alors l’erreur de surévaluer la capacité de Dakar et de l’AOF à se séparer de la France de Vichy et de Pétain. Confiant en une simple démonstration de forces qui entrainerait la dissidence du seul grand port de l’AOF, Churchill et de Gaulle méconnaissaient la réalité de la situation du territoire, à la tête duquel l'État français avait nommé le gouverneur général Pierre Boissson. Certes, si celui-ci avait manifesté tardivement la volonté de continuer le combat contre l’Allemagne, depuis le ralliement de Charles Nogués, résident général au Maroc, à Pétain le 29 juin, il était bien décidé à maintenir l’AOF dans l’obéissance au Maréchal. Du reste de Gaulle, à ce moment de la guerre, ignorait presque tout des réalités africaines.

Outre cette erreur initiale de jugement, Patrick Girard ajoute, parmi les facteurs de l’échec, une divergence de motivations entre Churchill et de Gaulle. Pour le Premier ministre britannique primait la sécurité du ravitaillement britannique et donc la liquidation du risque d’une installation des Allemands sur le littoral d’Afrique noire. Il désirait également mettre la main sur le cuirassé Richelieu et sur les presque 1 000 tonnes d’or que la Banque de France avait envoyées en AOF. Pour de Gaulle, il s’agit de réaliser un des buts qu’il a fixés à la France libre dès juin 1940, à savoir donner une base territoriale solide à son entreprise. Quand l’expédition de Dakar est décidée, en août, aucun territoire important ne s’est encore rallié au Général. Les "Trois Glorieuses de l’AEF" qui, sous l’action de Leclerc, Parant, Hettier de Boislambert et Pleven, voient le Tchad de Félix Éboué, le Cameroun, le Congo et l’Oubangui-Chari rejoindre de Gaulle, n’interviennent que les 26-27 et 28 août 1940. Rallier Dakar aurait donné à de Gaulle une capitale pour la France en guerre et, dans son esprit, aurait  provoqué un choc tel qu’il aurait pu décider le Maroc, l’Algérie et la Tunisie à se donner à la France libre.

Patrick Girard ajoute encore à ces handicaps, le manque de préparation des aspects strictement militaires de l’opération, dû au fait que ladite préparation fut confiée à des officiers britanniques qui n’y croyaient guère et qu’à aucun moment de Gaulle et Churchill ne précisèrent entre eux ses modalités concrètes. Furent ainsi sous-estimées les capacités réelles qu’avait le port de Dakar de se défendre. Quand la flottille franco-britannique prit la mer le 31 août, sous la direction du vice-amiral John Cunningham et du major-général Irwin, trois options sont envisagées, en fonction de l’accueil des troupes et des autorités de Dakar : le scénario Happy, le plus favorable, soit un ralliement sans aucune difficulté ; le scénario Sticky, dans le cas où une démonstration de force serait nécessaire ; et le plus sombre, Nasty, celui d’un affrontement violent entre les deux camps.

Pendant que la force expéditionnaire faisait route vers l’Afrique, un événement imprévu vint encore assombrir la situation. Une erreur britannique permit à une escadre française, la force Y, envoyée par Vichy pour protéger son empire d’Afrique noire, de franchir Gibraltar et de filer en direction de Dakar. La conséquence en est si inquiétante que Churchill décide d’annuler l’opération, avant de revenir sur sa décision devant les protestations de De Gaulle, Irwin et Cunningham. L’expédition vers Dakar aura au moins l’avantage de retenir la force Y au large du Sénégal et d’empêcher une reconquête de l’AEF par Vichy.

Échecs et opportunité ratée

À ce moment de son ouvrage, Patrick Girard a convaincu son lecteur que l’opération baptisée "Menace" se trouve bien mal engagée. Ce qui se passe devant et à Dakar du 23 au 25 septembre tient de la réalisation d’un échec attendu. Et pourtant, l’auteur démontre que l’opération faillit réussir. Non pas sur le mode Happy. Le 23 septembre, l’épais brouillard qui rendait invisible la flotte venue rallier Dakar, ne permit pas d’impressionner les défenseurs de la ville qui, bien au contraire, tirèrent sur les émissaires envoyés par de Gaulle, et blessèrent gravement Thierry d’Argenlieu. Pierre Boisson, dès lors, organisa la résistance du port. Le scénario Sticky fut également un échec. Pendant une heure, en fin de matinée, une authentique bataille oppose les canons de la flottille à ceux du port. Dans Dakar bombardé, c’est la panique. Il faut se résoudre à l’affrontement. Une opération est lancée qui vise à faire débarquer 2 500 soldats de la France libre sur la plage de Rufisque et à prendre Dakar à revers. C’est à ce moment que le succès s’offrit, lorsque les défenseurs se trouvèrent en manque de munitions face aux assaillants. Mais alors de Gaulle annula l’opération. Patrick Girard, très sévère envers lui dans l’ensemble de son livre, ne croit pas à l’explication proclamée ensuite par le Général selon laquelle il aurait refusé le combat entre Français. Il explique son geste par la crainte qu’a eu de Gaulle de la présence à proximité de la force Y. Girard y voit une erreur grave d’appréciation, de commandement et conclut : "On comprend dès lors mieux pourquoi la légende gaulliste a fait l’impasse sur l’opération de Dakar et encore plus sur les événements de Rufisque"   . Les ultimes canonnades du 25 n’y changent rien. L’échec est total.

L’auteur traite alors les réactions, négatives de la presse anglaise, le cri de victoire de Vichy et son exploitation. Il présente un Churchill qui sait mieux faire face au revers que de Gaulle et qui prend publiquement, aux Communes, la défense du chef de la France libre.

On le suit moins, dans les dernières pages, quand il cherche à démontrer comment de Gaulle, ensuite et jusqu’à la fin de sa vie publique, chercha à "cautériser une blessure toujours à vif"   en poursuivant les hommes de Dakar de ce que l’auteur appelle une "vengeance mesquine"   . Il y a là des passages   qui vont trop loin par exemple lorsqu’ils réduisent le gaullisme à une entreprise visant à châtier ceux qui se seraient opposés à de Gaulle ou encore lorsqu’ils tentent de montrer comment ce dernier poursuivit Pierre Boisson jusqu’à sa mort en 1948   .

Ce De Gaulle, le mystère de Dakar souffre d’imperfections et d’excès. On aurait apprécié un appareil scientifique plus solide, la présence de quelques cartes et plans afin de mieux situer les opérations et les enjeux géopolitiques, une relecture plus attentive   et que l’auteur se départît un peu plus de ses opinions personnelles. Mais, finalement, sachant cela, le lecteur trouvera avec cet ouvrage une heureuse occasion de revenir sur cet épisode qu’il devra, avec d’autres lectures   replacer dans l’ensemble de l’histoire de la France libre et de la guerre