35 ans après la création de la revue 'Quel corps ?', la revue 'Quel sport ?' poursuit son oeuvre de critique radicale du sport, avec un dernier numéro consacré à l'histoire du Mondial décrite comme une "longue infamie politique".

En pleine euphorie planétaire autour de la Coupe du monde de football, le dernier numéro de la revue Quel sport ?, digne héritière de la revue Quel corps ? (1975-1997), arrive à point nommé en apportant une critique de ce qu’il n’est pas permis de critiquer, à savoir le sport de compétition comme nouvel "opium du peuple". En plus de 300 pages, illustrées de nombreux dessins humoristiques sur le foot, ce numéro intitulé "Football, une aliénation planétaire" rassemble archives de la revue Quel corps ? (1975-1997) et articles inédits, et retrace l’histoire du Mondial, cette "longue infamie politique". 

Dans "Afrique du Sud 2010 : la Coupe immonde des townships", Fabien Ollier et Christophe Dargère tiennent à rappeler les zones d’ombre de cette "fête du ballon rond" à ceux qu’ils appellent affectueusement les "commentateurs crétins ayant régressé au stade baballe". Pour eux, une Coupe du monde est avant tout l’occasion pour le "capital prédateur" de tirer le plus de profits possibles et d’accroître les inégalités. Ainsi, lorsque des grèves ont éclaté sur les chantiers des stades - en novembre 2007, février 2008 et juillet 2009 – pour de meilleures conditions de sécurité et une augmentation de 13 % des salaires, certains patrons n’ont pas hésité à importer de la main d’œuvre nord-coréenne, réputée moins exigeante. Par ailleurs, alors que le FIFA va engendrer un bénéfice de 1 milliard d’euros, on apprend qu’une usine en Chine, sélectionnée par la FIFA pour produire 2,3 millions de jouets à l’effigie de Zakuni, la mascotte officielle, fait "travailler ses ouvriers dans des conditions déplorables avec des adolescents travaillant plus de 13 heures par jour pour des salaires de moins de 3 dollars"   .

"Football = capital + police + crétinisme = fascisme"

Ce dernier numéro est intéressant également pour les nombreuses archives de la revue Quel corps ?, beaucoup plus riche intellectuellement. Dans un article de 1978, "Histoire et analyses socio-politiques de la Coupe du monde de football. Objectifs politiques, acquis critiques", la revue Quel corps ? exposait ses thèses sur le football. La mondialisation du football à travers la Coupe du monde est décrite comme l’ "extension et la consolidation de l’impérialisme"   ; le football, en tant que sport-spectacle a "dès son origine un enjeu politique considérable" opposant des intérêts capitalistes et nationalistes. Parler dès lors d’ "excès", d’ "abus" ou de "dénaturation" de la Coupe du monde est un mensonge perpétré depuis toujours par les journalistes sportifs et les "idéologues du sport". Enfin, au-delà d’une "fête populaire", le foot aurait toujours été au service d’une politique réactionnaire visant à "camoufler la réalité sociale, servir de diversion   , distiller le chauvinisme et les préjugés bourgeois, obscurcir la conscience de classe ouvrière"   . Les auteurs se fixent pour objectif de briser les illusions des "amoureux du football" en expliquant que le football "n’est pas innocent" et que les grandes messes sportives ont souvent servi à légitimer diverses dictatures et régimes autoritaires – Coupe du monde en 1934 en Italie fasciste, Jeux Olympiques de Berlin en 1936, Mondial en Argentine en 1978, Jeux Olympiques de Pékin en 2008, en attendant les Jeux Olympiques de Sotchi en Russie en 2014.

Dans un article inédit de Cathy Louvoyé et Ingrid Quevot, "Le sport, stade suprême de l’enfer estival. Les imposteurs de la critique : méfions-nous des contrefaçons", les auteures actualisent les thèses de la revue et en profitent, avec l’aide de Jean-Marie Brohm pour tirer à boulets rouges sur les traîtres de tous poils, anciens compagnons de route d’hier. Dans cet article d’introduction, elles exposent trois "faits divers" récents, illustrant la violence du sport. D’abord, elles évoquent l’expulsion en Haïti de 7335 sinistrés d’un stade où ils avaient trouvé refuge pour que le championnat de football puisse reprendre. Cette expulsion fut réalisée avec l’aide du gouvernement et le soutien de la FIFA. Ensuite, elles reviennent sur les "affaires de mœurs" concernant certains joueurs de l’équipe de France : "Afin de compenser les innombrables heures d’ennui et de souffrances inutiles cumulées sur les stades, dans les bus, les avions et les chambres d’hôtels, les esclaves du ‘mercato’ délaissent au plus vite la chaude virilité des vestiaires et les vertus crétinisantes des jeux vidéos pour se jeter compulsivement sur la chair fraîche prostituée"   . Elles dressent enfin un panorama des différentes "violences sportives ordinaires" dans et hors du stade.

Les auteurs de la revue Quel Sport ? reviennent également sur les "désertions patentées", les "trahisons à pas de loups", les "siestes dépressives prolongées" et les "indifférences coupables", d’ex-membres de la revue Quel corps ? et Quel sport ? Ils s’en prennent notamment à Michel Caillat, dont le livre Le sport (Ed. Le cavalier bleu, coll. Idées reçus) se situerait "entre une bonne rédaction de sixième et une mauvaise de terminale", ou encore Marc Perelman accusé d’avoir déserté la manifestation du 8 août 2009 devant l’ambassade de Chine, préférant "disserter sur les stades [plutôt] que d’affronter les CRS et les nervis chinois"   . Dans un autre article, "La critique radicale du sport, expliquée aux pseudos critiques ou à ceux qui n’ont jamais été critiques", Jean-Marie Brohm tire à son tour sur tout ce qui bouge à grand renfort d’un langage outrancier. Il dénonce les "idéalistes" niant la réalité sordide du sport et qui imaginent pouvoir réformer le sport-spectacle. Il s’en prend notamment à ceux qui, comme Christian Bromberger, "fidèle au populisme ethnographique", définissent le sport comme une pratique culturelle. Pour Brohm, "le sport est précisément une anti-culture, non seulement parce qu’il contredit toutes les valeurs qui fondent la vraie culture (littérature, arts, humanités, éthique, philosophie), mais aussi parce qu’il parasite la culture en se présentant comme un ersatz de culture, précisément la culture du pauvre, de l’inessentiel, du médiocre, du vulgaire"   . Regrettant à son tour les "défections individuelles" et les "egos hypertrophiés", Brohm explique que la Théorie critique du sport s’accompagne nécessairement d’une praxis, d’un engagement militant.

Cependant, entre Quel corps ? et Quel sport ?, d’aucuns remarqueront que si le ton reste ordurier, la richesse théorique qui avait fait la marque de cette revue a pour le moins disparu. Condamnés à répéter les mêmes thèses depuis plus de trente ans, les articles de Quel sport ? se singularisent par le fait que ce sont bien souvent des extraits de dépêches de presse mis bout à bout, plutôt qu’une véritable réflexion théorique. La revue Quel corps ? avançait ainsi en son temps des thèses plus audacieuses.

De Quel corps ? à Quel sport ?

Créée en 1975 par des militants marxistes, sympathisants de la Ligue communiste révolutionnaire, la revue Quel corps ? se donne au début pour objectif de dénoncer l’illusion propagée par l’idéologie dominante à travers une critique radicale du sport. Le sport de compétition est ainsi vu comme un moyen de manipuler les masses, un vecteur de fascisation, une expansion du capitalisme monopolistique, etc. Dans un article de mai 1977, sobrement intitulé "Pour un corps de classe !", la revue s’attaque, au-delà de la critique du sport, au corps privatisé, à cette "appropriation personnelle du corps", perçue comme une "simple bannière de ralliement de l’individualisme contemporain"   . Au-delà du sport, c’est donc le corps qui doit être réinvesti, ce corps devenu "le délire majeur de l’idéologie contemporaine"   .
Face à cette idéologie du "corps-sujet", Quel corps ? avance la thèse surprenante que le corps doit être une "arme dans la lutte des classes"   dont le terme ultime est "l’affrontement armé insurrectionnel"   . S’opposer à l’utilisation politique du corps par une autre utilisation est une contradiction que les auteurs disent pouvoir assumer grâce à la dialectique marxiste. Ce "corps blindé" (Ibid., p. 9)) est également défendu contre les formes alternatives d’un "corps castré", ce qui donne droit au lecteur à quelques envolées lyriques douteuses, sur le "corps-caniche" du psychanalysé, le "corps oedipianisé par le papa-maman des institutions d’accueil bourgeoises", ou encore le "corps-déviant ‘subversif’ des homosexuels"   . En 1997, "pulvérisée par l’auto-dissolution", la revue Quel corps ? disparaît, à cause de dissensions internes et de difficultés à être éditée.

En 2007, la revue renaît de ses cendres avec la revue Quel sport ? en consacrant son premier numéro au boycott des Jeux Olympiques de Pékin. Continuant à propager les idées de la Théorie critique du sport, la revue Quel sport ? est dérangeante, agressive, vulgaire parfois, mais a le mérite d’exister et de s’attaquer frontalement au phénomène du sport mondialisé

 

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