Le care est une notion fortement débattue en philosophie et en politique, mais il recouvre aussi des pratiques et des situations sociales. Dans un article paru dans la Revue française de sociologie, deux sociologues suisses présentent l’enquête qu’elles ont menée, avec deux autres sociologues, auprès d’assistants et d’assistantes sociaux pour déterminer les implications pratiques du care.
Comment définir le care ?
Avant toute enquête sociologique, il est nécessaire de définir les termes mêmes de l’objet de recherche. C’est la première difficulté qu’ont rencontrée Marianne Modak, Nathalie Benelli, Carol de Kinkelin et Françoise Messant pour leur enquête "Du privé au public : travail social et professionnalisation du care". Le care est, en effet, un terme anglo-saxon sans traduction précise en français. Ces sociologues ont choisi ici de reprendre une définition de Arlie Russel Hochschild (professeur de sociologie à l’Université de Berkeley) : "Le terme, sans équivalent en français, caractérise une relation d’aide, familiale ou professionnelle ; il désigne tout à la fois l’activité de soin à une personne qui en dépend et le souci de la réception de ce soin, sa singularité résidant dans cette combinaison affûtée de compétences techniques et émotionnelles" .
Il est également difficile de définir les activités du care car elles recouvrent des professions généralement en manque de reconnaissance, celles du travail social, professions souvent imprégnées par l’idéal familial et maternel : "la question de la reconnaissance du travail de care en milieu professionnel est pratiquement toujours posée en termes de transférabilité de compétences d’une sphère (familiale) à l’autre (professionnelle)" . Pour étudier efficacement le care, il est donc nécessaire de se détourner de ces images traditionnelles, de ces stéréotypes du care que sont les gestes "maternels" ou les regards soucieux…
Comment analyser le care ? Présentation de l’enquête
Pour étudier les implications pratiques du concept de care, il a donc d’abord été indispensable pour les enquêtrices de construire un dispositif méthodologique propre à cette question. Après avoir choisi cinq services sociaux différents en Suisse romande (aide aux victimes d’infractions, protection de l’enfance, aide aux personnes âgées, service de tutelles, aide sociale), elles ont procédé à deux étapes successives : observer les entretiens entre les assistantes et assistants sociaux (AS) et les usagers de ces services, et ensuite évoquer ces rencontres avec les AS dans des "entretiens de co-interprétation" pendant lesquels l’observatrice et l’AS discutaient de leurs impressions respectives sur la relation entre usager et AS : "les personnes observées et interviewées décrivent les savoir-être complexes qu’elles mobilisent dans l’action professionnelle concrète" . Cette méthode de co-interprétation est "un moyen de mettre au jour l’économie émotionnelle cachée du travail de care", même si elle représente aussi une méthode sociologique relativement lourde.
Dans l’article synthétisant cette enquête, les auteures illustrent leurs résultats en étudiant dans un premier temps les réactions des enquêtrices face à l’observation des entretiens professionnels, réactions transcrites dans un carnet de terrain, et dans un second temps, les retours des AS dans les entretiens de "co-interprétation", en illustrant leurs propos avec des extraits de leurs notes de terrain. Ces entretiens montraient un "décalage des cadres de référence" entre ce que les observatrices attendaient de leur étude, "une image caricaturale" du care, et la présentation précise faite par les AS de leur travail au quotidien dans les services sociaux.
La question de la subjectivité en sciences sociales est importante dans cette enquête puisque les enquêtrices ont observé des entretiens entre les AS et les particuliers qui racontaient leurs expériences et leurs besoins, en exprimant parfois de profondes douleurs. L’objectivité "indispensable" du sociologue a donc été mise à mal, puisque les auteures exprimaient souvent une certaine empathie pour les usagers, ou dans d’autres cas une exaspération face à certaines expériences. Elles montrent cependant que cette "implication émotionnelle" n’a pas nui à leur travail, mais qu’adopter une "posture compassionnelle propre à la société contemporaine" leur a au contraire permis d’approfondir leurs discussions avec les AS en mettant en évidence la différence qui existe entre le care, tel qu’il est vu par le grand public, et le care pratiqué par les professionnels du travail social.
Le care entre conception "caricaturale" et conception "professionnelle"
En présentant plus en détail trois cas de leur enquête, Natalie Benelli et Marianne Modak montrent ainsi l’intérêt heuristique de leur démarche. Celui-ci provient surtout du décalage exploité entre une attitude "faussement naïve" et une charge émotionnelle forte du côté des enquêtrices et en parallèle des explications précises des AS sur leur travail : "le travail de care se dévoile de deux manières : dans la difficulté de la profane à supporter le poids émotionnel énorme qu’implique la vue de la souffrance de l’usager et l’impossibilité de l’alléger ; dans l’impassibilité apparente de l’AS qui démontre la maîtrise dont il doit faire preuve en tant que professionnel" .
Les AS montrent en effet, qu’ils doivent être à la fois empathiques et pragmatiques. Empathiques, puisqu’ils doivent communiquer une émotion et s’intéresser aux personnes qu’ils rencontrent dans le cadre de leur travail ; et pragmatiques, puisque leur travail ne consiste pas uniquement à réconforter ces personnes mais bien à trouver des solutions institutionnelles à leurs problèmes. Il existe donc bien une opposition entre le care vu par le profane qui reste dans le registre familial et le care "institutionnel" du professionnel qui appartient aux services sociaux de l’Etat.
"Si le care est visible actuellement, c’est surtout en tant que valeur éthique à promouvoir contre le "tout économique" et non comme un travail indispensable au bien-être général d’une société, qu’il est important de saisir aussi dans son économie émotionnelle" : le care, notion politiquement importante aujourd’hui ne peut donc pas être limité aux simples relations d’aide et de soins familiales ; il est avant tout l’objet de pratiques, et donc de politiques, sociales et institutionnelles
* Natalie Benelli, Marianne Modak, "Analyser un objet invisible : le travail de care", Revue française de sociologie, 51-1, 2010, pp.39-60.
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