Les théories du care trouvent leur origine dans un livre de la féministe Carol Gilligan qui parle à l’époque d’une "éthique du care" . En rupture avec les théories classiques du développement moral qui voient dans l’autonomie la norme de la vie morale, l’"éthique du care" fait des notions de "vulnérabilité" et de "dépendance" la norme et le centre de toute société humaine. Le mot care lui-même a une pluralité de sens – attention, soin, souci, sollicitude – d’où le choix en français de ne pas traduire ce terme.
Une dévalution/révaluation du concept de "dépendance" a précédé la formulation des théories du care. La dépendance recouvre différentes formes et il y a ambivalence entre une définition positive et négative. Dans Care, justice et dépendance, Marie Garrau et Alice Le Goff définissent ces deux facettes de la dépendance : la définition positive de la dépendance renvoie à l’idée d’une solidarité entre deux ou plusieurs éléments : "est dépendant ce qui ne peut se réaliser sans l’action ou l’intervention d’un autre élément." ; la définition négative renvoie elle à l’idée d’une domination d’un individu sur un autre : "est dépendant celui qui se trouve sous 'l’autorité de'." .
Généalogie de la dépendance
N. Fraser et L. Gordon ont tracé la généalogie de ce concept de dépendance . Ils observent que la dépendance a commencé à être perçu négativement à l’ère industrielle, au moment même où l’individu salarié devient la norme. La sphère de la "dépendance" remplace alors dans cette idéologie l’ensemble des exclus du salariat : "le pauvre vivant de l’assistance, le colonisé ou encore l’esclave et la femme au foyer dépendant de son mari incarnent les diverses figures de la dépendance et constituent, comme autant de contrepoints, la facette négative de l’indépendance des travailleurs salariés." .
A mesure que la dépendance est perçu de plus en plus négativement s’installe alors l’idéologie du "workfare" analysé par Iris Young . Conjointement au triomphe du néolibéralisme à la fin des années 1980, apparaît l’idée que désormais l’aide sociale est conditionnée à la reprise du travail. Le travail devient ainsi le seul moyen d’émancipation laissé aux êtres humains et permettant d’être "autonome". Idéologie qui masque bien la réalité d’emplois mal payés, précaires et qui rendent, avec la montée du chômage, le travailleur très dépendant de son patron. Iris Young utilise le concept d’ "autonomie relationelle" pour insister sur le fait que les relations d’interdépendances sont constitutives de l’autonomie. Préparant le terrain aux théories du care, ces travaux ont permis de réévaluer l’idée de dépendance. Le concept japonais d’amae apporte également un éclairage intéressant sur cette question de la dépendance.
L’amae ou l’anatomie de la dépendance
Le concept d’amae a été formulé par le psychiatre Takeo Doi dans son ouvrage Amae no kôzô [Structure de l’amae] publié en 1971, puis traduit en anglais en 1973 sous le titre The Anatomy of Dependence . L’amae est un sentiment universel mais sa conceptualisation en un mot est spécifiquement japonaise. Si ce principe d’universalité est affirmé dès le début, l’ouvrage de Takeo Doi est cependant généralement classé dans ce qu’on appelle les Nihonjinron [études sur les Japonais], catégorie qui rassemble tous les textes analysant le Japon au prisme d’une culture supposée spécifique.
De la même manière qu’il est difficile de traduire care, transcrire dans une autre langue l’ubiquité de sens du terme amae est très complexe. Avant d’être un concept en psychologie, l’amae est un mot utilisé dans la vie quotidienne : "Faire amae" au Japon désigne un ensemble de comportements où l’individu se place sous la responsabilité d’une autre personne, s’abandonne dans la douceur des relations d’interdépendance. L’idéogramme utilisé pour amae ( 甘え ) est le même que celui d’amai ( 甘い ) qui signifie sucré : l’amae renvoie ainsi au monde de l’enfance et Takeo Doi explique le sentiment d’amae chez l’enfant comme le prolongement de la période où la mère et l’enfant étaient unifiés. L’amae exprimerait ainsi un refus de la séparation ou une nostalgie de cette période. D’emblée, les mêmes problèmes posés par les théories du care apparaissent. On le voit, le concept d’amae est teinté d’un certain maternalisme. Takeo Doi montre par exemple que amae est proche phonétiquement des premiers mots du nourisson “uma-uma” lorsqu’il veut téter ou encore du nom de la déesse solaire Amaterasu, mère de la nation japonaise.
Une liberté relationnelle
Bien que les Japonais soient "indulgents" pour un enfant qui fait l’amae, la même attitude chez un adulte est connotée négativement. Takeo Doi formule une définition positive de l’amae en faisant de ce concept le principe caché qui régit la société japonaise mais aussi potentiellement toute société humaine : pour lui ces relations d’interdépendance qui se poursuivent à l’âge adulte sont autant de démentis au concept occidental de liberté entendu comme liberté individuelle. Selon Takeo Doi, seule existe la liberté d’amaeru – forme verbale de l’amae – qu’on pourrait définir comme une liberté relationnelle. La liberté individuelle dont il fait remonter l’émergence à l’apparition du protestantisme ne serait qu’une illusion, illusion mis en lumière dans la pensée occidentale par Marx (l’homme est aliéné dans le capitalisme), Nietzche (le christianisme est une "morale d’esclaves") et par Freud (l’homme ignore le déterminisme inconscient de la vie psychique). Contre cette illusion, Takeo Doi formule alors une définition de la liberté comme "une solidarité active avec autrui."
Le concept de Takeo Doi est éclairant et permet de voir sous un jour nouveau le fonctionnement de toute société humaine. Pour autant, son application dans le domaine politique conduit l’auteur à exprimer une pensée quelque peu réactionnaire. Les mouvements étudiants de l’époque, mais aussi le mouvement hippie sont réduit à une simple expression d’infantilisation des jeunes adultes et du besoin du père, de l’autorité patriarcale qui seule garantirait une bonne cohésion de la société.
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