La notion de développement fonctionne comme une croyance sans être justifiée théoriquement. Faut-il alors la rejeter et, avec elle, la science économique ?

La parution de la troisième édition revue et augmentée de l’ouvrage phare de Gilbert Rist est l’occasion de revenir sur un livre important dans l’histoire des idées qui n’a eu de cesse, depuis plus de dix ans, de susciter le débat parmi les spécialistes de la question du développement.


Une définition audacieuse ?

L’objectif avoué de l’auteur est avant tout de faire prendre conscience au lecteur que "la force du discours sur le développement tient à la séduction qu’il exerce"   . En effet, l’ensemble de l’ouvrage est construit de manière à mettre en avant  les charmes artificiels des différents discours tenus depuis l’Antiquité sur ce thème.  Il faut reconnaître à Rist qu’il mène l’exercice d’une main de maître tant son propos est limpide, ses exemples précis et sa critique percutante. Bien sûr l’argument se fait parfois moins puissant mais la thèse de l’auteur permet tout de même au lecteur de réagir.

La méthode est parfaitement annoncée et rigoureuse : il part d’une présentation la plus détachée possible des notions et des théories pour se garder ensuite "la liberté de prendre parti"   et "de faire apparaître clairement ce que le discours s’était efforcé de cacher" pour "prendre position sur les conséquences qui en découlent"   . Il pense ainsi éviter le défaut des "pseudo-définitions du développement qui sont généralement fondées sur la manière dont une personne (ou un ensemble de personnes) se représente(nt) les conditions idéales de l’existence sociale"   .

La première tâche que se propose Gilbert Rist est de "remettre à plat" la notion de développement pour aboutir à une définition opératoire. Nous ne pouvons donc qu’être surpris de constater que le premier chapitre du livre est consacré à la définition du terme "développement". Pour Rist, "le développement est constitué d’un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises destinées, à travers l’échange, à la demande solvable"   . Cette définition lui permet de montrer que le développement n’est pas le propre des pays du Sud mais qu’il a pris naissance dès l’Antiquité dans le monde occidental et qu’il est aujourd’hui un phénomène global que les pays du Sud cherchent à atteindre et que les pays du Nord continuent à brandir tel un étendard derrière lequel tous devraient se ranger. C’est bien en cela que la définition de Rist est audacieuse plus que "scandaleuse"   . Le développement serait donc une notion alibi   qui permettrait aux pays du Nord d’écouler une production toujours croissante.


Le mythe du développement des sociétés

La principale caractéristique des différentes écoles qui se sont succédé repose sur l’inéluctabilité du développement. Si Rostow est celui qui a modélisé le plus formellement cette course au développement, toutes les autres écoles, même si elles refusent de l’admettre, adhèrent à cette vision déterministe de l’histoire des sociétés. Pourquoi un tel consensus ? Tout simplement, nous répond Rist, parce que le développement est "considéré comme un élément de la religion moderne"   et comme toute croyance il s’exprime "sous la forme de simples propositions tenues pour vraies de manière diffuse"   sans pour autant se définir précisément. Toutes, en revanche, s’accordent sur le fait qu’il existe des pays développés qui constituent un modèle vers lequel doivent tendre le plus rapidement possible les pays sous-développés. Pour cela, ils doivent suivre une transformation quasiment biologique du changement social. Cette naturalisation de l’histoire confère au développement sa légitimité.

Rist considère donc le développement comme une religion et que, comme toute religion, il se compose de mythes (le rattrapage inéluctable des économies du Nord par celles du Sud), de croyances ou d’idéologies (la croissance économique est la seule permettant ce rattrapage), d’hommes de foi (chaque modèle s’appuie sur les travaux théoriques d’économistes de renoms) et de prédicateurs (les institutions internationales occupant toujours le devant de la scène).
 
À terme, prédit Rist, "le développement [subira] le même sort que les autres messianismes"   ; et l’auteur de rejoindre les conclusions énoncées dès 1981 par Hirschman qui notait que "le déclin de l’économie du développement est en partie irréversible : le prestige que notre discipline s’était assuré, la fascination qu’elle exerçait tenaient à l’idée implicite qu’elle était de taille à tuer le dragon de l’arriération à elle seule ou presque – ou que, du moins, elle apportait dans ce combat la contribution décisive. Nous savons à présent qu’il n’en est rien"   .


Tous pourris ?

La question est donc de savoir si aucun modèle de développement ne trouve égard aux yeux de l’auteur. Dès lors que le modèle proposé s’inscrit dans la rhétorique précédente, il ne fait aucun doute, pour Rist, qu’il est perverti par cette volonté d’imposer la croissance économique comme but à atteindre pour le bonheur de tous (il faut entendre ici tous de manière globale c’est-à-dire les pays du Nord qui peuvent écouler leur production et les populations des pays du Sud qui pourront profiter des retombées économiques de cette croissance).

L’"ère du développement", qui prend naissance lors du discours d’investiture du président Truman au tout début de l’année 1949   , embrasse l’ensemble du spectre théorique :  du discours marxiste sur l’impérialisme occidental à la vision néo-libérale d’un marché globalisé. Tous les discours ont fait l’hypothèse que le sous-développement n’était qu’une étape embryonnaire dans l’histoire des sociétés   et que la croissance économique serait le seul mécanisme capable de résorber l’écart entre les pays développés et les pays sous-développés. Si Rist s’oppose aux théories libérales d’une extension mondiale des mécanismes de marché, il est également critique à l’égard de théories alternatives du développement, comme celle de la dépendance par exemple. Les théoriciens de la dépendance inscrivent le développement dans une perspective historique inverse à la naturalisation proposée par Rostow, en proposant "une vision historique des transformations de la périphérie (les pays du Tiers-monde) en fonction de son inscription dans le système capitaliste mondial"   . L’erreur principale des dépendantistes est de considérer "que le développement de la périphérie a été bloqué et, implicitement, qu’il aurait dû (ou devrait) suivre son cours naturel, s’il n’était pas entravé"   . La responsabilité en revenant alors aux pays du centre et à leurs leaders capitalistes.

Quelques initiatives trouvent, tout de même, un certain salut aux yeux de Gilbert Rist. Les propositions d’auteurs comme François Perroux (qui déconnecta, en son temps, le développement de la simple croissance économique) ou Dudley Seers (qui aura eu le mérite de remettre en cause l’universalité du modèle économique occidental) arrivèrent trop tôt, remirent "trop de choses en question pour être entendues"   et étaient l’œuvre d’hommes isolés. En revanche, le mouvement d’autonomisation sociale, la self-reliance, propose une alternative originale au modèle dominant. Datant du milieu des années 1960, l’autonomie sociale repose sur un ensemble de fondements que l’on peut résumer comme une redéfinition des priorités économiques et sociales des populations les plus pauvres, par elles-mêmes, sans référence à un modèle de développement existant en s’efforçant de parvenir à l’autosuffisance alimentaires. Toutefois, il faut reconnaître que la self-reliance n’a pas permis de satisfaire tous les espoirs car il est impossible pour quelques pays isolés de s’extraire du système international des échanges.


Faut-il alors sortir de l’économie ?

Les critiques avancées par Rist à l’ensemble des modèles de développement qui font peser tout le poids de la croissance économique sur le creusement des inégalités (entre pays et à l’intérieur de ceux-ci) et sur la destruction des ressources naturelles l’amènent donc à se positionner comme un post-développementaliste, rejetant donc tout à la fois la croissance économique et le développement qui, au final, ne peut se faire sans elle.

Ce double rejet peut-il trouver dans les théories de la décroissance le modèle sur lequel la société moderne doit s’appuyer si elle veut éviter de conduire l’humanité à son autodestruction ? Pour Rist, les tenants de la décroissance, s’ils ont raison de rejeter la croissance économique car elle a un coût humain et environnemental, restent dans la dialectique croissance/décroissance quand ils proposent une "croissance zéro" voire une "croissance négative".

La thèse de Rist, qui arrive un peu tard dans son livre, est de remettre en cause le paradigme de la science économique qu’il qualifie d’obsolète   . Comme il le note, "la plupart des problèmes auxquels les sociétés contemporaines sont confrontées découlent des "exigences" et  des "impératifs" de l’économie, le temps n’est-il pas venu de s’interroger de façon radicale sur le cadre conceptuel sur lequel celle-ci se fonde ?"   . De quelle "économie" parle Rist ? Sans aucun doute, du modèle libéral et de ses quatre composantes principales : l’hypothèse de rationalité des agents, la scientificité des "lois" économiques, l’hypothèse de rareté ainsi que les "prétendues vertus de la concurrence"   . Doit-on pour autant liquider la science économique avec le développement, comme le propose Rist ? La question reste entière.