Un ouvrage qui fait la synthèse des recherches scientifiques sur ce phénomène aux multiples facettes qu'est l'altruisme.

Dans cet ouvrage, Christine Clavien    nous offre une brillante présentation des différentes approches scientifiques de l’altruisme. Le livre se divise en trois grandes parties, qui correspondent à trois définitions différentes de l’altruisme. L’objectif de l’auteur est, tout en faisant les distinctions qui s’imposent, de montrer comment ces trois concepts différents s’articulent pour nous permettre de parvenir à un tableau complet de ce phénomène complexe qu’est l’altruisme.

 

L’altruisme biologique

Les sciences biologiques abordent la question de l’altruisme en s’intéressant à ce que l’auteur appelle l’altruisme biologique. La théorie de l’évolution nous enseigne en effet que la sélection naturelle favorise la diffusion des traits portés par les individus les plus aptes, c’est-à-dire ceux dont la fitness est la plus élevée. Au sens classique, la fitness d’un individu est une mesure relative aux autres individus dans la compétition de la viabilité et de la fécondité de cet individu, c’est-à-dire de capacité à survivre le plus longtemps possible et à générer une descendance la plus grande possible. Au sens biologique, un individu "altruiste" est un individu dont le comportement augmente la fitness d’autres individus aux dépens de la sienne propre. 

À première vue, il semble que la théorie de l’évolution devrait prédire que les individus altruistes sont rapidement éliminés : ils sont désavantagés face aux individus égoïstes qui ne gaspillent pas leur fitness pour le bien des autres. Et pourtant, il semble que des cas de comportements altruistes existent dans le monde animal. Les abeilles, par exemple, semblent se sacrifier pour permettre à leur seule reine de se reproduire. Cela signifie-t-il que la théorie de l’évolution est incapable de rendre compte de ces cas et est mise en difficulté par la seule existence de l’altruisme dans le monde biologique ?

Le premier chapitre du livre est consacré à apporter une réponse négative à cette question : il existe de nombreuses façons dont la théorie de l’évolution peut intégrer et expliquer l’existence de comportements altruistes. Quatre grandes façons sont présentées par l’auteur.

La première est la sélection de parentèle. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il convient de renoncer à l’idée selon laquelle ce sont les individus qui sont sélectionnés par l’évolution : il faut au contraire adopter ce que certains théoriciens appellent "le point de vue du gène". Un "gène" codant pour un comportement "altruiste"   peut se répandre dans la population si les individus qu’il favorise sont porteurs de ce même gène. Autrement dit : dans ces cas, le gène "s’aide" lui-même. Il peut ainsi être "avantageux" à la reproduction de ses gènes qu'un individu se sacrifie pour des individus qui lui sont génétiquement apparentés, si cela permet la survie d’un plus grand nombre de copies des gènes dont il est porteur. Ces considérations ont conduit les biologistes à forger le concept de fitness inclusive qui, contrairement à la fitness classique, intègre les effets du comportement de l’individu sur la viabilité et la fécondité d’individus génétiquement apparentés.

La deuxième façon d’expliquer l’altruisme biologique fait appel à ce que l’on appelle la réciprocité directe. Il s’agit de cas dans lesquels un comportement altruiste (au sens biologique) est profitable à l’individu parce qu’il peut attendre que l’on se comporte envers lui de façon altruiste en retour (c’est du "donnant-donnant"). Mais pour que de telles interactions soient possibles, certaines conditions doivent être remplies : il faut que les individus évitent de se faire exploiter par des "tricheurs" qui reçoivent des services sans rien donner en retour. Pour cela, l’une des meilleures stratégies semble consister à être capable de se souvenir d’interactions passées et des individus qui y ont pris part afin de ne plus interagir avec lesdits "tricheurs".




Une troisième façon d’expliquer l’altruisme biologique est la théorie du signal coûteux. Cette théorie s’applique aux cas dans lesquels les actions altruistes s’avèrent être (en moyenne) une stratégie payante parce qu’elles exercent une fonction de publicité qui augmente les chances qu’a l’individu d’intégrer certains groupes sociaux. Être altruiste permet ainsi de bénéficier des fruits de la collaboration ainsi que de monter dans la hiérarchie du groupe.

Une quatrième et dernière façon d’expliquer l’altruisme biologique est d’en appeler à la sélection de groupe, c’est-à-dire selon laquelle les groupes constituent eux aussi des unités de sélection. Ainsi le nombre d’altruistes augmenterait parce que, bien qu’au sein des groupes les égoïstes soient mieux partis que les altruistes, cela n’empêche pas qu’un groupe contenant des altruistes aura plus de chance de survivre que les autres. L’auteur fournit néanmoins de sérieuses raisons de douter de ce type d’explication, qu’il serait trop long d’exposer ici.

De ces quatre possibilités, seuls la sélection de parentèle et la sélection de groupe sont de véritables formes d'altruisme biologique (au sens où nous avons défini cette notion) car, dans les cas de réciprocité indirecte ou de signal honnête, l'individu a de grandes chances de "s'y retrouver". Au final, ce chapitre introduit rigoureusement aux divers outils utilisés par les sciences biologiques pour comprendre l’évolution de l’altruisme, que ce soit la théorie des jeux ou la simulation informatique.


Altruisme comportemental

Le deuxième chapitre s’intéresse à ce que l’auteur appelle "l’altruisme comportemental" et qu’elle définit de la manière suivante : un comportement peut être dit altruiste au sens comportemental "s’il coûte à l’agent, profite à d’autres personnes ou à la communauté en général et si l’agent ne peut pas espérer un retour de bénéfice ultérieur"   . Ce type de comportements est étudié par les économistes expérimentaux. Son existence est attestée par le comportements des individus lors de différents jeux économiques. Lors de ces jeux, nombreux sont les joueurs qui ne se comportent pas de façon purement égoïste mais qui sont prêts à donner une part de leurs bénéfices aux autres   où à dépenser de l’argent pour infliger une punition à un tricheur qui a grugé une autre personne qu’eux et avec lequel ils n’interagiront pourtant jamais   . L’existence de ces comportements permet de remettre en cause la théorie économique néoclassique selon laquelle l’homme, pensé selon le modèle de homo oeconomicus, ne cherche qu’à maximiser ses intérêts.

Alors que la première moitié de ce chapitre se tourne vers l’économie expérimentale pour prouver la réalité de l’altruisme comportemental, la seconde moitié revient à des questions d’évolutions pour s’interroger sur ce qui en a permis l’émergence au cours de l’histoire de notre espèce. L’auteur conclut que les comportements d’aide peuvent évoluer si au moins une des trois conditions suivantes est réalisée : (i) l’agent tire un bénéfice direct de son action, (ii) l’action produit une information sur le caractère coopératif de l’agent qui favorisera par la suite les relations de réciprocité et (iii) il y a une haute probabilité d’interactions entre individus qui ont une propension à aider.

Cette recherche des bases évolutives du comportement altruiste est d’ailleurs l’occasion d’un plaidoyer pour l’intégration de considérations évolutives dans l’étude des cultures et des comportements humains. Contre ceux qui (comme par exemple Patrick Tort) considèrent que la culture humaine rompt avec l’évolution et plaident pour l’idée de "singularité humaine", l’auteur montre que notre compréhension de ce que nous sommes ne saurait se passer du "point de vue de l’évolution". Certes, le contenu des cultures n’est pas génétiquement déterminé, mais les facultés qui rendent possibles la culture sont le fruit de l’évolution. Et les spécificités de ces facultés influent sur la forme de nos cultures.




Altruisme psychologique

Le troisième et dernier chapitre est consacré à l’altruisme psychologique, c’est-à-dire à ce que nous appelons couramment altruiste car, dans le langage de tous les jours, être altruiste ne consiste pas seulement à faire le bien d’autrui, mais à le faire de façon désintéressée. Ainsi, alors que l’altruisme biologique et comportemental étaient définis uniquement en fonction de leurs effets, l’altruisme psychologique nous conduit à nous interroger sur les motifs et les motivations des agents. Plus précisément, l’auteur donne la définition suivante de l’altruisme psychologique : "une action est dite altruiste si elle est le résultat d’une motivation dirigée vers les intérêts et le bien-être d’autrui (et non vers les propres intérêts et bien-être de l’agent)"   .

La question fondamentale que l’on peut poser au sujet de l’altruisme psychologique est celle de son existence : existe-t-il véritablement des actions auxquelles s’appliqueraient cette définition ? Le camp du "oui" et le camp du "non" s’opposent sur la réponse à donner à cette question, tant chez les philosophes que chez les psychologues, qui rivalisent d’ingéniosité pour trouver un dispositif expérimental susceptible de trancher le débat.

Traditionnellement, le débat se concentre sur la nature des motifs ultimes qui sont à la source de nos actions. Ceux qui pensent que l’altruisme psychologique existe soutiennent que nous pouvons agir avec comme motif ultime le désir d’aider autrui, tandis que ceux qui nient son existence supposent qu’en définitive nous aidons toujours les autres pour satisfaire un désir orienté vers notre propre bien-être. Par exemple, tandis que les premiers diront que j’aide quelqu’un qui souffre parce que j’ai un désir de l’aider qui ne se base sur aucun autre désir, les seconds diront que ce désir d’aider autrui n’est qu’un désir instrumental découlant du fait que la souffrance d’autrui m’est pénible et que je veux avant tout faire cesser ce sentiment désagréable.

L’auteur passe en revue les arguments qui ont été avancés par les deux camps et en conclut que la controverse est peut-être mal formulée. Selon elle, plutôt que de nous intéresser aux motifs des agents, nous devrions nous tourner vers leurs motivations. Toute motivation n’est pas nécessairement un motif – elle peut aussi être, entre autres, une émotion. Par exemple, quelqu’un peut être motivé par sa peur des chiens du voisinage à choisir un chemin plutôt qu’un autre pour rentrer chez lui   . Ainsi, pour répondre à la question de l’existence de l’altruisme psychologique, il ne faut pas se limiter aux seuls motifs mais à toutes les sortes de motivations en général.

Or, il semble qu’il existe des motivations altruistes puisque certaines de nos émotions semblent être dirigées vers le bien-être d’autrui, telles l’amour et la compassion. Elles sont altruistes parce que ce qui les déclenche (leur input) est une modification du bien-être d’autrui et pas du nôtre. À cela, le sceptique peut répondre que nous n’en savons rien : peut-être ces émotions prennent-elles en compte nos intérêts. Contre cette objection, l’auteur propose un argument évolutionniste : si ces émotions ont évolué pour nous pousser à aider autrui, elles ont plus de chances de remplir leur rôle en nous intéressant directement au bien-être d’autrui plutôt qu’au nôtre. Il serait étrange que nous ayons évolué de façon différente.




Non content de présenter en détail les trois types d’altruismes, l’auteur propose aussi une théorie de leurs rapports. L’étude de l’altruisme biologique permet d’expliquer l’évolution de l’altruisme comportemental et des comportements d’aide. Mais les gènes ne codent pas directement pour des actions, mais pour des dispositions à agir. L’altruisme psychologique vient ainsi combler le fossé entre altruisme biologique et altruisme comportemental : nous agissons de manière altruiste parce que nous avons des motivations altruistes (cause proximale) qui se sont développées au cours de l’évolution (cause ultime).

Cet ouvrage constitue ainsi une excellente synthèse des recherches scientifiques sur l’altruisme, auxquelles il fournit un cadre et des distinctions nécessaires, tout en articulant soigneusement les contributions de chaque discipline. Sans doute une lecture incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à ce qui fait de l’homme cet "animal moral" pas forcément si contre-nature que ça

 

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