Un essai stimulant qui propose de retrouver la voie philosophique ouverte par Socrate.

L’interrogation socratique a pour nous perdu son tranchant ; la voie philosophique qu’il a le premier héroïquement ouverte est devenue boulevard. Vingt-quatre siècles de platonisme ont rendu Socrate évident, en ont fait une vignette pour manuels scolaires. Or il est très intéressant, oubliant son succès, de reprendre le combat de Socrate in situ, d’accompagner ou de ressaisir la question-Socrate, qui sembla incongrue et insupportable à la plupart de ses contemporains, in statu nascendi. Ce que fait Maryvonne David-Jougneau dans ce livre stimulant, où elle étudie moins le Socrate de Platon que celui vu par Xénophon, et par Aristophane.

L’individu dans l’Athènes du Ve siècle n’est pas une idée neuve, il y est introuvable ; son autonomie est inexistante, et d’ailleurs impensable. En quoi consiste l’idéal éthique ou, comme on dit dans le dialogue du Ménon consacré à sa définition, la vertu ? Celle-ci se résume à respecter les "nomoi", c’est-à-dire les lois dans leur triple acception morale, sociale et religieuse ; ces lois donnent leur place à chacun, s’en écarter entraîne l’accusation de démesure : Antigone par exemple, en osant affronter Créon, sort de son statut de femme (pas très éloigné de celui d’enfant ou d’esclave). Sur ce fond d’appartenances et de relations strictement codées, mesurées, la raison naissante s’exerce dans d’étroites limites, que les auteurs tragiques se chargent de rappeler. L’impensé social reste énorme, la tradition s’impose.

Traditionnellement, la vertu consiste à naître dans un bon milieu et à en reproduire les traits ; le mimétisme, le conformisme sont les plus sûrs indices de la moralité. L’éducation elle-même, appelée mousikè, combine diversement la gymnastique et les rythmes (les connaissances orales y sont mémorisées et énoncées à la façon d’un rap). Cette culture valorisant l’harmonie se trouve, au Ve siècle, combattue par une éducation nouvelle basée sur la parole et les joutes verbales ; proposée (moyennant rétribution) par les sophistes, elle donne l’ascendant aux beaux parleurs, prestige très convoité dans cette société bavarde, qui s’attroupe notamment au tribunal et à l’assemblée. Les sophistes contribuent à l’émergence d’une élite nouvelle, celle qui peut payer, mais ce tournant rhétorique (pas encore linguistique) est très ambivalent : dans une démocratie directe, la parole influente n’est pas nécessairement vraie, et les sophistes ne visent qu’à la rendre persuasive ou probable – d’où la  dégénérescence dénoncée par Platon de cette corporation encline au cynisme avec Calliclès ou Thrasymaque.

Socrate lutte sur deux fronts, contre la première éducation autant que contre les sophistes ; il oppose aux uns et aux autres la visée des essences en posant la question ti esti, la question de définir ce qu’il en est absolument de (la beauté, la vertu, la piété…). Certains, comme Hippias, ne comprennent littéralement pas la question ; un savoir pratique, ou étroitement pragmatique (y compris au sens rhétorique du terme, qui désigne les règles d’une interlocution avantageuse) n’accède pas à l’idée de définition. Il y va pourtant de la vérité. Face à l’argumentation dissolvante des sophistes, et aux errances de la multitude, sur laquelle les orateurs soufflent comme les vents sur les flots désordonnées de la mer, Socrate exige un ancrage, une remontée aux fondements ; aiguillonné par son démon de l’analyse, ou du logos, il veut penser ou expliciter, "fonder en raison", tout ce qui pour les autres va de soi. Mais comment faire passer le fil de tout ce que nous pensons et croyons par le chas de cette aiguille ? La part de l’implicite ou du savoir pratique reste énorme, et on sait que beaucoup des dialogues reconstruits par Platon  demeurent aporétiques.

Ce programme de refondation est ambivalent, et Socrate peut passer pour un sophiste dans son désir général d’explicitation. Il préconise un usage contrôlé des différents savoirs en soumettant ceux-ci à un méta-savoir, la sagesse ou la philosophie, qui subordonne chacun aux exigences de la vie bonne. Comment fonder ce que nous savons, et que veut dire "savoir" ? L’enquête s’avère négative, et au bilan Socrate découvre qu’il ne sait rien. D’où une paradoxale efficacité de sa philosophie, elle-même douteuse et apparemment peu productive.

On se gardera cependant d’intellectualiser à l’excès ce résultat ou l’ensemble de sa démarche. En proposant ironiquement à ses interlocuteurs rencontrés dans la rue l’affrontement des raisons, Socrate blesse leur conception (très vive) de l’honneur, et provoque un affront, quand l’amour de la vérité se heurte à l’amour-propre. On l’accusera de corrompre la jeunesse, et les dialogues ont de fait la jeunesse comme enjeu ; Anytos, son principal accusateur, ne voit pas pourquoi il ne prolongerait pas dans son fils les vertus attachées à son métier d’honnête tanneur. A des hommes plongés dans l’appartenance aux nomoi (du clan ou de la famille), Socrate propose d’élargir le cercle, mais il touche du même coup à cette chose capitale, la filiation : au-delà de la Cité, il montre les hommes fils de la raison, ou d’un logos universel. Ce logos confirme les nomoi sur beaucoup de points, mais Socrate veut en plus les fonder en raison, et ce tour d’écrou donné aux précédents savoirs entraîne fatalement une blessure narcissique : on ne savait pas ce qu’on croyait savoir, on n’arrive pas à en rendre compte (logon dounai). 

Là où ses adversaires vivent sans malice dans le confort patriarcal d’une parole hiérarchisée, étroitement autorisée, et d’une continuité assurée, Socrate apporte la déliaison et le glaive. Il est crucial de distinguer en soi ce qu’on sait vraiment de ce qu’on ne sait pas ; nous vivons infectés de pseudo-savoirs, suivismes, opinions décoratives ou frivoles, mais qui déterminent nos faces et nos places. Si analyser veut dire diluer et dissoudre, l’opinion ne se laisse pas faire car elle habille de très résistants pouvoirs ! Dans cette société de masques et de faux-fuyants, Socrate forcément fâche ou dérange ; il suscite l’adhésion autant que le rejet, il passe pour deinos, étrange et dangereux.

Il est tout aussi crucial de comprendre, en lisant les dialogues socratiques (et les éclairages tirés de Xénophon et d’Aristophane par Maryvonne David-Jougneau), à quel point, au moment où ceux-ci se déroulent, le plan de la raison n’est pas constitué ; Socrate se voit accusé de sorcellerie, affublé de noms d’animaux par des adversaires qui, luttant contre lui, défendent narcissiquement leur identité. C’est que ni l’universel ni l’individu ne sont encore nés, et ne commenceront d’émerger qu’à l’époque hellénistique. Chacun n’aspire qu’à remplir son rôle, à bien faire son métier et s’identifie à sa fonction. Chacun n’a que des interlocuteurs limités, là où Socrate s’adresse à tout le monde. Mais – autre point crucial – "Je ne tiens pas compte du plus grand nombre". C’est le sophiste qui met la vérité aux voix ; ancêtre de nos bons communiquants, c’est lui qui enseigne moyennant espèces à se tenir toujours du côté du manche, à flatter, à rallier ou à entraîner l’opinion dominante. Au rebours de ce majoritaire professionnel, Socrate discute d’abord avec son démon, et il prend ses adversaires un à un. Son modèle est dialectique, ni théâtral ni spectaculaire. Ce que sera fatalement son procès, tenu devant les masses.

La péripétie capitale du procès nous montre Socrate fonçant littéralement dans le mur : il en fait une tribune philosophique ! Au lieu d’endosser le rôle de l’accusé il semble juger ses juges, et surtout : au lieu de parler sentimentalement (ou sophistiquement) à la masse, il apostrophe la conscience de chacun et argumente comme s’il dialoguait… Fatale erreur d’adresse, ou d’échelle ; les règles de l’interlocution changent en effet, selon qu’on parle à l’individu ou à la foule. Le grand nombre n’est pas connaisseur, ni raisonneur, il résonne. Les masses ne pensent pas, elles pèsent (par exemple en votant). On sait que chez Eschyle, le théâtre, pour finir, se change en tribunal ; ici inversement le tribunal tourne au théâtre avec ses ficelles, ses machines, dont Socrate superbement n’a cure.

Or l’acte suprême du procès, et de sa condamnation à mort, sont des pièces essentielles à la transmission de son message. Non seulement Socrate y sculpte pour la suite des siècles sa statue de philosophe, silhouette alors totalement inédite, mais il y annonce et dessine avec netteté la figure du dissident, argumente Maryvonne David-Jougneau (auteur déjà d’un stimulant Antigone ou l’aube de la dissidence, L’Harmattan, 2000). Le dissident n’est pas le révolutionnaire, il ne s’en prend pas aux institutions ; il les respecte au contraire, il joue à fond leur jeu, mais en mettant en pleine lumière l’écart entre les principes proclamés et ce que les hommes en font. La dissidence de Socrate éclate quand Criton, après sa condamnation, lui propose l’évasion : le disciple a tout préparé, les geôliers sont payés, le bateau attend… A quoi bon ? Socrate en exil se renierait lui-même, sa fuite brouillerait son image et démonétiserait sa parole, en renversant les lois qu’au contraire il défend. D’ailleurs il ne se sacrifie pas, il sait qu’il a vécu la meilleure vie possible. Et s’il échoue à dire ce qu’est essentiellement la justice, il peut par l’exemple de cette vie la montrer. Sa mort confirmera sa vie ; en rendant pleinement lisibles sa mission ou sa position de philosophe (bien démarquée des sophistes), elle seule acquitte le prix ou la preuve du message. Socrate peut bien être vaincu par la masse, et par le cadre spectaculaire du procès ; jusque dans sa mort, il se proclame citoyen d’Athènes, et s’affirme sujet de logos. Ce premier des individus, ou le prototype des sujets à venir s’affirme ici responsable de sa cité ; il ne prêche pas un individualisme détaché ni un cosmopolitisme de survol, sans feu ni lieu, il reconnaît ses liens, et il travaille à partir d’eux