L'ouvrage synthétique de R. de Koninck permet de découvrir un territoire méconnu et ses enjeux : la Malaysia.

Bornéo, Malacca ou Penang évoquent beaucoup plus à notre imaginaire collectif que le nom de Malaysia lui-même. Bien moins médiatisée que d’autres pays de "l’angle de l’Asie" la Malaysia se trouve aussi dans l’ombre de la touristique Thaïlande et du géant indonésien, dans nos représentations tout du moins. L’ouvrage de Rodolphe de Koninck offre donc une occasion de se lancer à la découverte de cette terra incognita.

Indépendante depuis 1957, la Malaysia est un Etat fédéral rassemblant 27 millions d’habitants sur une surface équivalent aux trois cinquièmes de la France. Il s’agit d’un Etat multiethnique où les Malais, les Chinois et les Indiens représentent respectivement 54 %, 26 % et 8 % de la population. Grand spécialiste de l’Asie du Sud-Est, le géographe québécois Rodolphe De Koninck signe ici une publication volontairement monographique à l’attention des non-spécialistes, en phase avec l’esprit de la collection Asie plurielle chez Belin.


Géohistoire

La première partie de l’ouvrage s’inscrit dans une géographie du temps long, indispensable à la compréhension du territoire malaysien contemporain. L’auteur revient d’abord sur le processus d’islamisation qui caractérise surtout le XVe siècle (60 % de la population malaysienne est encore musulmane aujourd’hui) et qui se traduit par la constitution de sultanats côtiers dans la péninsule. Ville cosmopolite sur la route des épices, pôle de diffusion de l’islam et de la langue malaise, Malacca se présente alors comme la plus rayonnante de ces cités-Etat. Au XVIe siècle, ces comptoirs deviennent des objets de convoitise pour les Européens, essentiellement Portugais et Hollandais. Mais c’est surtout la colonisation britannique qui, à partir du XIXe siècle, marque de façon durable l’organisation de l’espace national. Cette période est marquée par le développement de l’exploitation de l’étain et des plantations d’hévéas, facteurs d’émergence de la "mosaïque ethnique" malaysienne puisque les autorités britanniques eurent abondamment recours à la main d’oeuvre chinoise et indienne.

L’ouvrage est agrémenté d’encadrés apportant des éclairages sur différentes facettes du territoire malaysien. L’un de ces encarts, intitulé "Qu’est-ce qu’un Malais ?", permet, par exemple, de ne pas se perdre dans le foisonnement des dénominations : Malais, Malaysien, langue malaise…


Une puissance en devenir

Faire de la Malaysia une grande puissance industrielle à l’horizon 2020. Telle était, dès 1991, la volonté de l’ancien président Mahathir, encore très influent dans la vie politique nationale actuelle. Personnalité aussi charismatique que controversée, il est connu pour son autoritarisme et son racisme anti-chinois. Les années Mahathir expliquent la complexité du régime politique actuel de la Malaisie dont le pacifisme sur le plan international contraste avec le caractère autoritaire de la législation civile (les Malais ont, par exemple, l’obligation d’être musulmans…). Il n’en demeure pas moins que le nationalisme exacerbé de Mahathir est un des facteurs d’explication du développement économique du pays ces dernières décennies.

On connaît bien le rôle de l’électronique dans le boom économique des Nouveaux Pays Industrialisés d’Asie du Sud-Est mais la Malaysia possède bien d’autres atouts comme cette voiture nationale, la Proton, qui a su conquérir le marché britannique. R. De Koninck rappelle néanmoins que la Malaysia demeure avant tout un Etat rentier. L’avantage est que les matières premières dont regorge le pays ont le vent en poupe. C’est le cas du caoutchouc ou de l’huile de palme qui bénéficie du boom des biocarburants. L’exploitation des hydrocarbures en mer de Chine méridionale vient conforter cette image d’Etat rentier puisque la compagnie pétrolière Petronas, entièrement possédée par l’Etat, occupe une place centrale dans l’économie malaysienne.

Avec un taux de croissance annuel du PIB de 7 %, un tourisme en augmentation, un rayonnement entrepreneurial de plus en plus important à l’échelle mondiale… il est tout à fait permis de penser que la Malaysia pourrait atteindre ses objectifs de développement pour 2020. Les fruits de cette croissance font déjà l’objet d’une répartition relativement équilibrée et c’est là l’argument – plutôt convaincant – utilisé par l’auteur pour justifier de la stabilité du pays. C’est aussi ce qui explique que l’intégrisme islamiste, malgré une récente recrudescence, demeure contenu. Cette croissance économique a accompagné le développement des villes (60 % de la population est urbaine), en particulier celui de la conurbation métropolitaine de cinq millions d’habitants qui a émergé autour de la capitale, Kuala Lumpur.

L’auteur revient aussi sur la diversité ethnique du pays et sur la très discutable politique de "discrimination positive" favorisant la majorité malaise par rapport à la minorité chinoise à travers des mesures quasi ségrégatives. Quotas dans l’armée et la fonction publique, priorité à l’enseignement de la langue malaise, aide au financement d’entreprises spécifiquement malaises : les privilèges accordés aux Malais sont nombreux mais ont assez peu entamé la domination économique des Chinois. C’est d’ailleurs ces rapports parfois tendus avec les Chinois qui ont conduit les Malais à donner l’indépendance à Singapour (peuplé à 75 % de Chinois) en 1965 alors que le territoire faisait partie intégrante de la Malaysia depuis 1963. Dommage que toutes ces questions ne soit pas étayées par un effort de cartographie de la part de l’auteur. Cela aurait permis de donner corps à la superposition des contrastes ethniques et socio-économiques qu’on retrouve à l’échelle du pays comme à celle des villes.


La dualité territoriale

La dualité territoriale est l'objet de la troisième partie du livre. Dualité physique, ethnique, économique… entre Malaysia péninsulaire d’une part (la Malaisie proprement dite), et Malaysia bornéenne d’autre part (du nom de la grande île que se partagent l’Indonésie, le sultanat de Brunei et la Malaysia). Dualité aussi à l’échelle de la péninsule malaise elle-même, marquée par la primauté du versant ouest de la Malaisie, plus densément peuplé, plus urbanisé, plus industrialisé que son versant est. Dualité, encore, au sein de l’île de Bornéo divisée en deux Etats fédérés, le Sabah et le Sarawak, où se noue un désastre environnemental moins médiatisé qu’en Amazonie.

L’axe problématique choisi par l’auteur est convaincant mais il aurait mérité d’être étudié plus à fond. Ainsi c’est seulement en conclusion de l’ouvrage que l’éclatement territorial du pays est clairement envisagé comme une difficulté. Or, les enjeux du problème y demeurent finalement assez peu questionnés.

La dernière partie de l’ouvrage aborde aussi les rapports avec Singapour qui se font avant tout sur le mode de la compétition économique. Mais l’histoire tumultueuse des rapports entre les deux pays contribue, encore aujourd’hui, à alimenter les tensions. Ainsi, outre la question bien connue du difficile approvisionnement en eau de Singapour, le lecteur partagera l’amusement de l’auteur au sujet des bisbilles entre les deux Etats concernant une gare située en pleine cité de Singapour mais toujours propriété de la Malaysia … En revanche, on regrette que les relations avec l’Indonésie, la Thaïlande et, plus généralement les pays de l’ASEAN   ne soient évoquées que de manière incidente.


Le principal manque de l’ouvrage est, sans nul doute, l’absence de photographies, ce qui est dommage pour une publication avant tout destinée à des non-spécialistes. Le lecteur aurait aimé voir, par exemple, à quoi ressemble Kuala Lumpur que R. De Koninck présente à la fois comme une vitrine de la modernité et une mise en scène de la spécificité malaise … De même, certains encadrés comme celui portant sur les célèbres tours Petronas (longtemps les plus hautes du monde) auraient gagné à être accompagnés d’une ou deux illustrations. Cette absence est toutefois compensée par un beau jeu de cartes en couleur qui fera, à n’en pas douter, le bonheur des géographes. L’ouvrage vaut, enfin, par la clarté de sa maquette, l’usage de statistiques récentes et le style limpide de l’auteur, le tout dans un format très maniable.

En refermant cet ouvrage le lecteur se rendra compte qu’il connaissait bien peu de choses de la Malaisie. Il saura alors certainement gré à Rodolphe de Koninck, géographe passionné mais au regard sans complaisance, de lui avoir ouvert les yeux sur cette puissance montante du sud-est asiatique. En résumé, un livre roboratif qui constitue à la fois une somme de connaissance sur la Malaysia et une véritable invitation au voyage.


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Crédit photo : dckf_$êr@pH!nX / Flickr