Nonfiction.fr lance le nouveau pôle social-démocratie en Europe, en lien direct avec l'actualité politique et littéraire, liant réflexions et études sur le sujet. Politiques, intellectuels, chercheurs européens seront amenés à s'exprimer sur une grande variété de thèmes touchant ce sujet.
Les étiquettes ont leur importance, mais les mots n’ont pas partout la même signification. Ainsi en va-t-il du mot "social-démocratie", dont l’emploi n’est pas généralisé en Europe. En France, une bonne partie des socialistes s’en réclament, mais il n’y a pas de parti "social-démocrate." Au niveau européen, il y a un "parti socialiste européen" (PSE), qui fait pendant au "parti populaire européen" (PPE), mais son groupe au Parlement européen s’intitule "Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates" (le mot "démocrate" ayant été ajouté pour accommoder les "démocrates" italiens).
Etre social-démocrate, c’est être à la fois :
- démocrate, c’est-à-dire croire à la démocratie par rapport aux systèmes autoritaires ou totalitaires (en particulier la "dictature du prolétariat") ;
- social, c’est-à-dire croire en la justice sociale et souhaiter que le système capitaliste né de l’initiative individuelle soit réformé, corrigé, tempéré ;
- internationaliste, car la social-démocratie s’oppose (tout comme le communisme) au nationalisme, ou à tout le moins porte en lui une dimension universaliste, présupposant (à l’instar des grandes religions) l’égalité humaine ; même si ce n’est pas toujours évident, la social-démocratie devrait aller de pair avec l’idée européenne, et avec une Europe non pas refermée sur elle-même, mais ouverte sur le monde et porteuse de paix et de coopération internationale.
Ce credo très schématique varie pourtant selon les nations. Cela tient aussi à l’histoire du socialisme et du communisme, qui commence avec la Révolution industrielle et l’apparition d’une "classe ouvrière". Le mot "socialisme" se développe à partir de 1820 en France avec Saint-Simon, Fourier, Proudhon. Le mot "communisme" apparaît en Allemagne dans les années 1840 avec Marx et Engels. Mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les partis ouvriers ont émergé comme de véritables forces politiques, et leur évolution en Europe a été très différente.
Les pays d’Europe du Nord (germaniques, anglo-saxons) ont produit la véritable "social-démocratie", qui est liée – comme le note Lionel Jospin dans son livre Le Monde comme je le vois (Gallimard, 2006) – à la force du syndicalisme. Le parti social-démocrate allemand est créé au Congrès de Gotha (1875). Le parti travailliste anglais naît en 1893. D’autres partis sociaux-démocrates voient le jour dans les pays germaniques (Autriche, Suisse) et en Scandinavie vers la même époque, et deviennent très puissants : le parti social-démocrate suédois occupe ainsi le pouvoir de façon ininterrompue de 1932 à 1976. D’une façon générale, le communisme a eu peu d’emprise sur ces pays marqués par la tradition syndicale et le réformisme ouvrier. Même en Allemagne, pays de naissance du communisme politique, le parti communiste n’a pas dépassé un sixième de l’électorat à la suite de la grande crise de 1929, et le pays a basculé vers l’autre extrême (le nazisme). Après la guerre, le communisme a disparu de la scène politique à l’Ouest (tout comme l’extrême-droite), et même en Allemagne de l’Est on parlait de "parti socialiste unifié" (SED) et non de "parti communiste". Quant à l’Angleterre, elle ne s’est jamais laissée tenter par le marxisme.
Dans l’Europe latine, la tentation marxiste a été beaucoup plus forte, peut-être à cause d’une tradition égalitaire consubstantielle à l’empreinte romaine et catholique (mais ce n’est pas vrai de l’Espagne, où la gauche a toujours été dominée par le parti socialiste ouvrier espagnol). Le socialisme français a été polymorphe, anarchiste et peu organisé jusqu’à la création de la SFIO par Jaurès en 1905. Puis il s’est scindé (Congrès de Tours, 1920) en une branche communiste et une branche réformiste, presque à égalité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avant que le PS de François Mitterrand ne prenne le dessus, avant et surtout après 1981. L’Italie a été de son côté fortement marquée par le communisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en particulier dans les zones de famille «communautaire » (voir Emmanuel Todd, L’Invention de l’Europe, Seuil, Points Essais, 1996), et la fin de la guerre froide a entraîné la recomposition de la scène politique avec un parti réformiste dominant à gauche (le "parti démocrate").
En Europe de l’Est, le communisme s’est imposé dans un pays de famille communautaire, la Russie, et de là l’Armée Rouge l’a imposé à toute la moitié orientale de l’Europe après 1945. On notera d’ailleurs qu’on utilisait plutôt le terme "socialisme" : c’est du "parti ouvrier social-démocrate russe" (créé en 1898 et, en fait, marxiste) qu’est né le mouvement bolchevik. Quelle que soit leur appellation, les partis dominants d’Europe de l’Est ont périclité avec l’effondrement interne du système communiste vermoulu. Par rejet, les pays d’Europe de l’Est ont basculé majoritairement dans le libéralisme, mais aussi dans le populisme et dans la social-démocratie, et pratiquement pas (contrairement aux pays germaniques ou latins) dans l’écologie politique. Le développement des partis et des alliés de la social-démocratie en Europe centrale et en Europe orientale s’est effectué, tantôt par l'intermédiaire de ses partis historiques, tantôt par celui des organisations héritières des anciens régimes d'Europe de l'Est, maintenant transformées ou en voie de "social-démocratisation". Cette pénétration de la social-démocratie, selon des modèles et des alliances variés, s'effectue avec force dans certains pays comme la République tchèque, la Hongrie ou la Pologne, tandis que, pour des pays comme la Slovaquie, les États baltes ou l'Europe balkanique, les progrès sont plutôt faibles.
Aujourd’hui, la social-démocratie européenne se démarque triplement du conservatisme libéral de la droite parlementaire, de l’expérience totalitaire du communisme, et du populisme nationaliste et xénophobe. Mais elle est affaiblie par des évolutions qui lui sont défavorables : le déclin de la "classe ouvrière", la fragmentation du salariat, l’individualisation de la société , la prévalence d’une culture mondialisée consumériste et sans doute aussi le vieillissement des populations européennes et leur sensibilité sur des sujets comme l’immigration et l’insécurité. Les sociaux-démocrates ne représentent qu’un quart de l’électorat (dernières élections européennes de 2009), alors que les conservateurs européens en représentent presque 40 %. Plus largement, le rapport "sociaux-démocrates + écologistes" contre "conservateurs + libéraux" s’établit à un tiers contre 50 % (le reste étant constitué, soit de gauchistes radicaux, soit – en proportion plus importante – de populistes nationalistes).
L’action d’une force sociale réformatrice reste nécessaire face au capitalisme mondialisé. Le parti socialiste français a gardé son adjectif "socialiste" en France, mais il est depuis longtemps devenu réformiste. Comme l’a noté Lionel Jospin, c’est l’absence de lien traditionnel avec les syndicats qui l’empêche de se renommer "social-démocrate". Mais relisons la définition que l’ancien Premier Ministre en donne : "Le socialisme est une pensée et un mouvement qui entend faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Les socialistes luttent pour la liberté, la justice, la connaissance, le développement durable et la paix. Ils croient qu’il est possible pour les hommes de se gouverner eux-mêmes librement et maîtriser leur destin." En Espagne aussi, le mot "socialiste" est resté. Mais en Italie, la gauche est devenue "démocrate", symbolisant une certaine américanisation de la vie politique en Europe.
Terminons par une note d’optimisme. Si les partis conservateurs, majoritaires en Europe, ont su faire preuve de pragmatisme en appliquant des méthodes keynésiennes face à la crise mondiale, ils sont désemparés aujourd’hui car, face aux déficits et à la crise de la dette, leur idéologie les empêche d’imposer à leur électorat des augmentations d’impôts. Cette situation offre aux partis sociaux-démocrates européens la chance de proposer une alternative combinant réforme, justice et écologie. Il faut la saisir