Stiglitz explique la crise par la prégnance d'idées fausses et critique l'administration Obama pour sa pusillanimité.
Le dernier livre de Stiglitz est consacré à la crise née aux États-Unis et qui a bien failli emporter l’économie mondiale, il y a un an et demi. Il s’attache, en premier lieu, à son explication et à une évaluation des mesures qui ont été prises pour y faire face, mais contient également une réflexion plus générale sur la manière dont il conviendrait de restructurer l’économie au regard de cette expérience. On y retrouve toutes les qualités pédagogiques mais aussi l’esprit polémique que l’auteur avait déjà montrés dans ses précédents livres destinés au grand public. L’Administration Obama, en particulier, en prend pour son grade.
Rompre avec les idées fausses
La crise appelle un changement dans l’action publique et dans les idées, mais on n’en prend pas forcément le chemin, explique l’auteur. Fondamentalement, la responsabilité de la crise incombe à un ensemble d’idées fausses qui tournent autour de l’efficacité des marchés et en particulier des marchés financiers. Pour éviter sa répétition et remettre l’économie sur de bons rails, il faut admettre, une bonne fois pour toutes, les échecs du marché, et en particulier les problèmes d’agence et d’externalités, explique le théoricien de l’économie qu’est aussi Stiglitz. Les premiers sont liés au fait que “dans le monde actuel, des dizaines de personnes manient de l’argent et prennent des décisions au nom d’autres personnes” . Et les seconds à la non-prise en compte dans les échanges de coûts et de bénéfices que ceux-ci génèrent pourtant. Et il faut avoir le courage de réglementer en conséquence, pour corriger des incitations communiquées par les marchés qui, pour ces raisons, n’iront pas dans le sens de l’intérêt de la société. Or, si l’on en croit l’auteur, l’Administration Obama, parce qu’elle est constituée des mêmes conseillers qui avaient précédemment défendu la déréglementation à tous crins, s’est jusqu’ici contentée d’avancer en pataugeant, en cherchant à éviter les conflits, mais surtout sans réelle volonté de réformer le système.
“Les États-Unis et le monde sont aujourd’hui confrontés à trois problèmes essentiels : rétablir une demande globale durable assez forte pour assurer le plein emploi mondial ; reconstruire le système financier pour qu’il s’acquitte des tâches qu’un système financier est censé accomplir, au lieu de multiplier les prises de risques téméraires comme il le faisait avant la crise ; et restructurer l’économie américaine et les autres économies du monde – pour tenir compte, par exemple, des déplacements d’avantages comparatifs au niveau mondial et de l’évolution technologique. À l’heure où j’écris ces lignes, nous échouons sur les trois plans.” , assène Stiglitz. L’auteur critique ainsi successivement : le plan de stimulation de l’économie américaine mené au niveau fédéral, qui aurait dû être plus important pour pallier notamment la baisse des ressources des États ; la faiblesse des aides aux propriétaires sur le point de perdre leurs maisons, en faveur desquels il suggère de nombreuses solutions ; la manière dont des centaines de milliards de dollars ont été apportés aux banques sans contrepartie et parfois en toute opacité ; et enfin la façon dont a été engagée la bataille de la re-réglementation du système financier.
La stimulation “a été trop restreinte, trop tournée vers les réductions d’impôts (environ un tiers du montant total) et trop peu vers l’aide aux États fédérés, aux collectivités locales et à tous ceux qui tombaient dans les trous des filets de sécurité sociale” , explique-t-il. L’Administration Obama a maintenu le cap de l’Administration Bush : elle a consacré l’essentiel de ses efforts à sauver les banques, en espérant que les propriétaires des maisons et le reste de l’économie pourraient y gagner quelque répit, ce qui, comme on pouvait s’y attendre, explique Stiglitz, ne s’est pas vérifié . Enfin, “l’État a manqué la restructuration du système financier, qu’il n’a pas effectuée de façon à réduire les probabilités de nouvelle crise et à renforcer les institutions financières qui font vraiment leur travail – créer des emplois, gérer le risque et allouer le capital.” . Comme les sociétés de capital-risque, situées plutôt sur la côte Ouest, ou encore les sociétés coopératives de crédit et les banques locales, qui elles ont fait du bon travail, en apportant des capitaux à de jeunes entreprises et en fournissant aux consommateurs et aux PME les financements dont ils avaient besoin .
Si l’on veut que le système financier fonctionne mieux, explique l’auteur, qui joint sa voix à ceux qui réclament une réglementation sévère des institutions financières, il faut améliorer les incitations transmises par les systèmes de rémunération de la finance, en basant celles-ci sur les performances à long terme au lieu du court terme, et favoriser la transparence, ce qui suppose à la fois des normes comptables strictes et de ne plus tolérer les paradis fiscaux. Il faut également limiter la prise de risque des banques, en particulier des banques de dépôt, dans la mesure où elles bénéficient de la garantie de l’État, limiter l’effet de levier (et l’ajuster au cycle des affaires), réduire le nombre de banques trop grandes ou trop complexes pour faire faillite, et restreindre les produits financiers les plus problématiques, comme les CDS ou certains autres dérivés, aux transactions sur une place boursière et aux situations où il y a un ‘risque assurable’. Stiglitz propose également d’instaurer une commission de sécurité des produits financiers (une proposition qui figure dans la nouvelle réforme financière du sénateur Dodd en discussion au Sénat, qui prévoit aussi la liquidation ordonnée des grandes banques en cas de difficultés), pour éviter le ‘crédit prédateur’ de type subprime ou autre .
Transformer l’économie
“La crise financière a montré que le bon fonctionnement des marchés financiers n’est pas automatique, et qu’ils ne se corrigent pas. Mais la leçon est plus générale, elle dépasse le cadre des marchés financiers.” . Le monde affronte aujourd’hui au moins six défis cruciaux, dont certains sont liés : 1/l’écart entre la demande mondiale et l’offre mondiale : un monde où il y a d’énormes besoins non satisfaits sous-utilise sa capacité de production ; 2/le grand défi environnemental que constitue le réchauffement de la planète : on traite des ressources environnementales rares comme si elles étaient gratuites ; 3/les déséquilibres mondiaux, encore aggravés par la montée de l’endettement public consécutive à la crise, qui font craindre un débouclage chaotique sous la forme de réajustements brutaux des taux de change, d’une montée des taux d’intérêts voire de crises de la dette ; 4/la baisse de la part de l’industrie manufacturière dans la production et les emplois des pays développés ; 5/les inégalités et leur accroissement, que ce soit dans le monde entier ou encore au sein des pays développés ; 6/la stabilité financière enfin, car “malgré les prétendues améliorations au sein des institutions financières mondiales et les progrès des connaissances en matière de gestion de l’économie, les crises économiques sont devenues de plus en plus graves.” .
Il est clair qu’un certain nombre de ces problèmes sont exacerbés aux États-Unis. C’est une tâche énorme qui attend ici les Américains, qui nécessiterait de s’accorder sur ce que devrait être l’avantage comparatif dynamique à long terme des États-Unis et sur les moyens d’y parvenir. Car il va falloir déplacer les ressources de secteurs surdimensionnés (comme la finance et l’immobilier) vers d’autres offrant de meilleures perspectives de croissance durable. Et trouver le moyen de recréer “les emplois bien rémunérés, de classe moyenne, qui étaient l’épine dorsale du pays et qui ont disparu avec l’affaiblissement de sa base industrielle.” . Il s’agit d’une tâche dans laquelle l’État aurait un rôle à jouer aussi important que les marchés (une idée qui suscite beaucoup moins de réticence en Europe, mais aussi, sans doute, une attente plus forte d’éclaircissements quant aux moyens qu’il conviendrait de mobiliser pour cela), pour maintenir le plein emploi et la stabilité économique, promouvoir l’innovation, fournir des assurances et des protections sociales, empêcher l’exploitation…
Mais relever ces défis supposerait également de réaliser quelques progrès dans la coopération internationale. Stiglitz plaide ici pour la création d’une nouvelle monnaie de réserve au niveau mondial, qui dispenserait les pays dont les excédents sont les plus importants de mettre de côté une partie de leurs revenus courants pour se protéger de l’instabilité . On a vu que la demande globale était insuffisante. Si cette monnaie était remise à ces pays, ces derniers seraient incités à dépenser davantage. En outre, “si les émissions de monnaie de réserve augmentaient quand la croissance mondiale est faible, elles encourageraient les dépenses – ce qui stimulerait la croissance et l’emploi.” . Sans elle, il est probable que le monde passe à un système fondé sur deux ou trois devises mais qui pourrait bien être encore plus instable que celui d’aujourd’hui .
Stiglitz se penche ensuite sur la science économique elle-même et le sens dans lequel celle-ci devrait être réformée selon lui. “Dans les années 1980 s’est produit un tournant ahurissant : la thèse du marché efficace et capable de s’autocorriger a repris le dessus, dans les milieux politiques conservateurs mais aussi dans les sections d’économie des universités américaines. Cette vision du libre marché n’était conforme ni aux réalités, ni aux avancées récentes de la théorie économique qui avaient montré que, même avec des marchés concurrentiels et une économie proche du plein emploi, les ressources ne seraient probablement pas allouées efficacement” . L’auteur revient ici sur les batailles intellectuelles qui ont été menées entre les tenants de l’efficacité des marchés et de leur autorégulation et leurs opposants, sur la macroéconomie, la politique monétaire, la finance et (plus rapidement) l’économie de l’innovation. Le public large auquel le livre est destiné a peut-être empêché l’auteur d’être plus original sur ce sujet, alors même qu’il a été un acteur important de ces batailles justement .
“Nous devrions profiter de la période actuelle pour faire les comptes et réfléchir, penser au type de société que nous aimerions avoir, et nous demander : sommes-nous en train de créer une économie qui nous aide à réaliser ces aspirations ?” , écrit l’auteur en conclusion. Les marchés ne sont pas tout : “les externalités et les autres échecs du marché ne sont pas l’exception mais la règle. Et si c’est vrai, il faut en tirer toutes les conséquences. L’État a un rôle à jouer. La responsabilité de l’individu et de l’entreprise a un sens. Les firmes doivent faire plus que maximiser leur valeur de marché. Et ceux qui travaillent doivent réfléchir davantage à ce qu’ils font, et à l’impact que leur activité a sur les autres.”