Un livre incisif, qui illustre une thèse qu'il est hélas encore nécessaire de défendre.

Les quatre mots claquent sur la couverture, La souffrance comme identité. La concision du titre  ne saurait cependant amoindrir ni la richesse ni l’originalité de la thèse principale de l’auteure : trop souvent, l’identité juive est étouffée par le thème de la souffrance. En l’espace de cinq chapitres, la spécialiste de l’histoire du judaïsme assène une démonstration qui devrait en déranger plus d’un, tant le terrain de l’identité juive est devenu miné. Tout y passe, ou presque, et on peut considérer a posteriori son  opuscule sorti à l’automne dernier, Etre juif après Gaza, comme un contrepoint au présent ouvrage. Les souffrances vécues par le peuple juif, et ressassées par certains, ont, selon Esther Benbassa, été utilisées par des argumentaires visant à justifier les exactions commises à l’encontre des Palestiniens.


La souffrance dans l’histoire juive


Condamnée, comme elle l’écrit dans sa dédicace à Pierre Vidal-Naquet, à agir en "historienne responsable", Esther Benbassa aborde son sujet de façon chronologique et commence par un exposé très complet sur la place de la souffrance dans les textes scripturaires. Le premier chapitre qui en résulte, "Souffrir, mourir, ritualiser", fait écho au livre de son compagnon, Jean-Christophe Attias, Penser le judaïsme, puisqu’il montre l’importance des mythes fondateurs dans les constructions identitaires. Les souffrances revendiquées sont souvent "(…) d’abord celles de parents, d’ancêtres, d’une lignée parfois lointaine."   . La conception de la souffrance comme châtiment du péché n’est pas à proprement parler "juive" car elle se retrouve dans la plupart des religions. L’historienne montre toutefois comment il est possible de retrouver dans le judaïsme une conception spécifique de la souffrance, notamment à travers la place accordée aux martyres. L’analyse qu’elle propose alors des différentes fêtes religieuses est originale en ce qu’elle insiste sur  la nécessité, pour certains Juifs religieux, de figer la mémoire des souffrances vécues par le peuple élu. Il faut pourtant savoir oublier : c’est le sens de l’article de Yehuda Elkana, "Eloge de l’oubli", qu’Esther Benbassa commente plus loin dans son livre   .
Le chapitre suivant, le plus étoffé de l’ouvrage, reprend l’histoire du peuple juif, considérée comme une suite de moments où fut "fabriqu[ée] de l’histoire souffrante". Esther Benbassa évoque par exemple l’histoire de Massada   , ce lieu au bord de la Mer morte, sur une montagne isolée, où des rebelles juifs se réfugièrent au premier siècle de notre ère. Lorsque ces Juifs eurent compris que les Romains allaient venir à bout des fortifications, ils se décidèrent pour un suicide collectif. Aujourd’hui, les nouvelles recrues de l’armée israélienne prêtent serment... à Massada, en déclarant "Massada ne tombera pas à nouveau", et l’on perçoit mieux, à la lecture de ce livre, l’enjeu identitaire de ce lieu plein de souffrance. Même si cela peut paraître un peu rapide, l’auteure parvient dès lors à cette conclusion : "l’identité juive s’écrit avec des larmes   ". D’après elle, une souffrance partagée réunirait en effet les Juifs d’Israël comme ceux de la diaspora. A travers les contes et légendes issus des mythes de l’Antiquité, ce seraient d’ailleurs surtout les Ashkénazes qui auraient nourri une "mémoire de la souffrance", à l’aide d’une "diffusion élargie grâce à la traduction en yiddish   ".
Du martyre au sacrifice, il n’y a qu’un pas, franchi dans le troisième chapitre. Alors que la souffrance était au cœur de l’articulation des couples punition/rétribution ou destruction/rédemption, elle devient un objet d’étude pour elle-même avec l’extermination systématique des Juifs d’Europe   . C'est peut-être le chapitre le moins percutant de l’ouvrage, car il concerne en premier lieu une analyse des positions adoptées par les croyants, ceux qui par exemple voyaient dans Hitler "le nouveau Nabuchodonosor   ". Après tout, pour se poser la question de savoir si Dieu est mort à Auscwhitz, il vaut mieux ne pas être athée - une discussion des écrits de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz manque peut-être dans ce chapitre. Cependant, l’auteure rend bien compte de la place de l’émotion dans la transmission de ce qu’a été Auschwitz, en tant qu’emblème du mal absolu. La pluralité des dénominations (holocauste, génocide, judéocide, extermination...) pourrait servir à établir des liens vers d’autres génocides, tandis que la focalisation sur la "Shoah" risque de refermer la communauté juive sur elle-même, dans le ressassement des souffrances vécues.


"Religion de la Shoah" et "manie de l’Holocauste"


Il faut un certain courage pour intituler une section du chapitre sur la rédemption laïque, "Conversion des Juifs de France à la religion de la Shoah   ". C’est l’intellectuelle engagée de Etre juif après Gaza ou l’historienne qui dénonçait récemment le rôle de faux lobby du Conseil représentatif des institutions juives de France qui s’exprime dans ces pages.
A beaucoup de Juifs qui avaient délaissé la religion après-guerre, le lien avec la "Shoah" a permis d’exprimer autrement leur identité. En Israël aussi, la Seconde Guerre mondiale a souvent servi de référence identitaire. Esther Benbassa se réfère ainsi aux propos de Menahem Begin pendant l’invasion du Liban en 1982, qui comparait Yasser Arafat cloîtré dans son bunker de Beyrouth à Hitler dans ses derniers jours   . Lors de l’évacuation de Gaza, les colons israéliens ont usé du même parallèle en mettant en scène des images fortes de la guerre (étoile jaune, posters indiquant "Judenrein ", reconstitution de la scène de l’enfant aux mains levées sur une photo du ghetto de Varsovie...) pour assimiler le gouvernement d’Ariel Sharon à celui des nazis. Il faut y voir une expression de cette "manie de l’Holocauste" apparue dans les années 70, selon la formulation empruntée à Jacob Neusner   .
Si Paul Ricoeur est bien mentionné dans l’imposante bibliographie (20 pages) d’Esther Benbassa, son œuvre n’est malheureusement pas discutée dans le texte - cela aurait pu être le cas après le commentaire sur l’article d’Elkana, par exemple. Or, une discussion sur l’opposition qu’il propose entre "devoir" et "travail" de mémoire aurait peut-être permis de sortir de l’impasse que constitue un "devoir de mémoire" devenu stérile répétition, et qui ouvre la voie à la concurrence des mémoires   .


Concurrence des mémoires


Dans un dernier chapitre, "Hors de la souffrance, point de salut !", l’auteure aborde de nombreux thèmes de société contemporains, qu’il s’agisse de la recrudescence des actes antisémites, replacés dans le contexte plus général des actes racistes, ou d’événements largement commentés comme l’agression antisémite simulée en 2004 dans un RER, l’horrible assassinat d’Ilan Halimi ou encore les propos d’Alain Finkielkraut dans Haaretz. Ce qui intéresse l’historienne, c’est la façon dont, aujourd’hui encore, la souffrance du peuple juif est représentée, la place qu’elle occupe dans les discours. En se présentant comme des victimes éternelles, les Juifs ouvriraient la voie à une "concurrence des mémoires" qui serait surtout "concurrence des souffrances". Leur exemple aurait été suivi entre autres par Les Indigènes de la République qui, dans leur appel de janvier 2005, réclament un statut de victime pour les anciens colonisés et leurs descendants sans qu’à aucun moment [cet appel] n’exprime d’exigences précises de changements susceptibles d’y mettre fin   . "
Pourtant, ces souffrances, bien réelles, vécues pendant deux millénaires, ne sauraient occulter des périodes où des hommes de confessions différentes ont pu inventer un "vivre ensemble", comme en Turquie, dans les Balkans ou en Afrique du Nord. C’est ce qui fait la richesse de l’histoire du peuple juif - peuple historiquement construit, certes, peuple également fait de conversions, mais peuple tout de même, d’où la majuscule dans le livre au substantif "Juif". Ces souffrances, bien réelles, ont souvent développé chez de nombreux Juifs une sensibilité particulière aux injustices, expliquant la sur-représentation des Juifs dans de nombreux mouvements de solidarité ou de protestation, comme cela est détaillé dans Le Siècle juif de Yuri Slezkine. Peut-être Esther Benbassa aurait-elle pu insister sur ce point, dans une démarche plus constructive, opposée à la conception "doloriste" de l’histoire juive.
Déjà paru en édition de poche, le livre d’Esther Benbassa se présente comme une référence, probablement indispensable à toute personne intéressée par le judaïsme ou simplement par le rôle de la souffrance dans les constructions identitaires. L’index général, la longue bibliographie et les notes précises situées en fin de volume, permettent également une consultation de l’ouvrage sur des points particuliers. Un seul regret, peut-être, l’absence de référence à des sources non écrites, comme les chansons ou les films (on peut penser au formidable documentaire d’Yves Jeuland, Comme un juif en France, 2007). Aussi, en guise de complément, c’est une histoire juive qui servira de fin à ce petit compte-rendu, illustrant une dimension psychologique peu présente dans ce livre : un Juif appelle sa mère "Allo Maman, comment ça va ?". Sa mère : " Ça va, merci ". Le fils : "Ah... excusez-moi, j’ai dû me tromper de numéro !"

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Jean-Christophe Attias, Penser le Judaïsme, par Jérôme Segal.

-  Esther Benbassa, Etre juif après Gaza, par Jérôme Segal.