Dans un ouvrage stupéfiant d'érudition et de clarté, Krynen retrace l'irrépressible emprise de la magistrature sur la marche du pouvoir politique, entre le XIIIème et le XVIIIème siècle.

On connaît Jacques Krynen pour son remarquable travail sur les "légistes" de Philippe le Bel, ceux-là même qui furent à l’origine de l’État moderne   . Mais de quel État parle-t-on précisément ? État de droit ? État de justice ? Ce n’est pas tout à fait la même chose, comme "L’idéologie de la magistrature ancienne", premier volume d’un opus plus large, vient brillamment le démontrer. Dans cet ouvrage, Krynen part d’un constat, assez étonnant dans le contexte houleux de réforme de la justice française : celle-ci constitue un véritable "empire", depuis que le droit romain est rené de ses cendres aux XIIIe-XIVe siècles, et connaîtrait même aujourd’hui un "regain" de sa puissance d’antan. Là où la Constitution est pourtant muette sur la nature exacte de ce "pouvoir" judiciaire et préfère parler d’"autorité", Krynen affirme au contraire que son emprise sur les deux autres pouvoirs traditionnels s’est affirmée au fil des siècles, et ne s’est presque pas démentie, si ce n’est durant la longue période révolutionnaire.
Loin d’avoir été entamé par l’absolutisme royal d’Ancien Régime, le pouvoir judiciaire l’a au contraire accompagné, renforcé, parfois tempéré, rarement contesté. Toujours, il lui est resté consubstantiel : "depuis le renouveau médiéval de la science du droit, jurisconsultes et magistrats n’ont eu d’autre préoccupation théorique et concrète que d’institutionnaliser le pouvoir monarchique, de le soumettre à des principes supérieurs, à des règles et à des procédures infranchissables, en une sorte de cage juridiquement dorée."   . Les Lumières elles-mêmes, qui, pourtant, préparent le terrain de la Révolution Française, ne remettent jamais vraiment en question ce modèle de souveraineté romano-chrétien, puisque "les plus ardents défenseurs animateurs de la cause parlementaire ne proposent pas d’autre solution que l’absolutisme tel qu’il était compris par les élites juridiques depuis les origines : le pouvoir, pour sa pérennité et sa plus grande gloire, est absolu, mais dans les bornes de la justice."  
"État de droit" est donc sans doute trop restreint pour comprendre les nombreuses théories politiques qui, du XIIIe au XVIIIe siècle, unissent en un même corps le roi et ses juges. Tous les droits, que l’empereur romain puis le roi médiéval contiennent "enfermés dans les archives de [leur] poitrine"   , ne constituent en effet qu’une infime parcelle de la justice. Celle-ci, dans son exercice comme dans les théories dont elle fait l’objet, n’est jamais l’application brute de normes légales. Elle implique l’équité, une notion dont Krynen esquisse d’ailleurs la passionnante généalogie, au fur et à mesure qu’il dévoile les fondements juridiques, théologiques ou philosophiques de "l’État de justice". L’auteur dépeint en deux temps la construction pérenne de cet État, auquel, contrairement à ce qu’assurait la vulgate historiographique, n’est pas venu subrepticement se substituer l’État administratif, au XVIIe siècle. Il explique d’abord la manière dont les magistrats se sont appropriés le devoir de justice royal, puis comment se sont manifestées les prétentions des parlementaires à exercer un pouvoir législatif.

Dans un premier temps, Krynen explique comment et pourquoi la justice est devenue une affaire d’"experts". C’est au XIIIe siècle que la justice passe véritablement "sous la coupe des hommes de l’art"   . Il s’agit bien sûr d’une vertu royale et d’une dette du souverain envers ses sujets, ce depuis les premières théories de la royauté. Au XVIe siècle, le roi n’est-il pas qualifié de "débiteur de justice" ? De cette puissance souveraine témoigne la "justice retenue" du roi, qui s’exerce, notamment, lors des fameux "lits de justice". Krynen rappelle toutefois combien ses manifestations furent rares, et insiste plutôt sur l’appropriation, par les officiers du roi, du devoir de justice. Dans le deuxième chapitre intitulé "Le roi n’est pas juriste", on voit les légistes de l’empereur lui dénier toute compétence juridique, pour mieux s’en assurer le monopole. Au début du XIVe siècle, le processus de professionalisation de la justice semble achevé. Qualifiés d’"idiots politiques" par l’influent théologien Gilles de Rome   , les théoriciens du pouvoir séculier considèrent, en retour, le roi ou l’empereur comme des idiots juridiques. À la Renaissance, il est devenu évident, pour les gens du Parlement au moins, que "le roi [...] ne pouvant exercer personnellement la justice, a dû la commettre à des hommes de confiance puis aux cours souveraines établies en divers pays" (extrait des registres du Parlement datant de décembre 1556).
Les magistrats se considèrent, dès le XIIIe siècle, comme les "représentants" du roi. On trouve, dans le troisième chapitre, parmi les passages les plus stimulants du livre, celui sur la notion, si fondamentale pour la pensée politique du Moyen Âge, de "représentation", tout droit venue du droit successoral, et qu’il faut soigneusement distinguer du "mandat", de la "procuration" ou de la "délégation". Il y a encore beaucoup à faire – la science et la philosophie politique pourraient s’en souvenir – si l’on veut observer à la loupe la manière dont le pouvoir se distribue et s’exerce de manière capillaire sans jamais cesser d’être concentré. Krynen nous apprend que la notion de représentation se trouve ainsi au fondement de l’État de justice (tandis que celle de "mandat" pourrait bien être le socle des États administratifs). Les magistrats, a fortiori les parlementaires, ne se conçoivent pas autrement que comme des "représentants" de la personne immortelle du roi. Plus encore, ils se disent "partie" ou "membres" de son "corps". Ils lui sont consubstantiels et, comme lui, peuvent donc s’affranchir des normes en vigueur.
S’auto-proclamant "prêtres" du Temple de la justice   , se comparant régulièrement aux "sénateurs" de la Rome impériale – ce qui montre clairement qu’ils n’entendent pas se cantonner à un rôle strictement judiciaire –, les juges des cours souveraines revendiquent le droit de "juger en équité", c’est-à-dire d’interpréter "selon la loi". L’équité n’est pas du tout notre impartialité moderne et ne correspond pas davantage au respect procédural des droits individuels. Il s’agit bien au contraire du concept qui justifie la toute-puissance interprétative et la liberté de conscience (l’arbitrium) des magistrats. Plus encore, c’est elle qui conduit le Parlement de Paris au XVIIIe siècle à manifester ses prétentions législatives. Krynen clôt ainsi son livre sur un ultime chapitre consacré aux fameuses "remontrances". Le rôle que la haute magistrature cherche à jouer est désormais celui d’un contrôle de constitutionnalité. Le pouvoir judiciaire, en concurrence avec le Conseil du roi, semble sporadiquement se transformer en un pouvoir législatif. La Révolution bien sûr mettra un terme à ce processus, les révolutionnaires ayant sans doute compris que la noblesse des robes rouges, et tous les privilèges qui la fondent, ne font qu’accompagner et renforcer le système absolutiste. L’Assemblée nationale, puis la Constituante, auront raison des simulacres de contestation parlementaires.

En livrant ainsi une étude sur le "temps long", Krynen exhibe des filiations insoupçonnées, qui transcendent bien entendu les coupures classiques entre Moyen Âge, Renaissance et Ancien Régime. Le Digeste de Justinien, par exemple, est partout et fonde pour longtemps les théories de la souveraineté médiévales et modernes : ce "corps uni" du roi et des magistrats que nous évoquions, se nourrit des siècles durant d’un droit romain, souvent mâtiné de droit canonique. À cela toutefois, deux remarques : Krynen ne dit pas s’il s’agit là d’une culture juridique commune à tous les hommes de loi du XIIIe, du XVe ou du XVIIIe siècle. On ne saura rien ou presque des juges qui n’étaient pas parlementaires. De là vient sans doute l’impression d’homogénéité que donne le livre : ce sont toujours les mêmes voix qui, du XIIIe au XVIIIe siècle, portent et font éclater les revendications corporatistes, parfois fanatiques, de la haute magistrature.
De manière plus générale, les pratiques du pouvoir judiciaire ne sont que très peu interrogées, et les petites juridictions, celles dont les liens avec le pouvoir absolutiste étaient sans doute encore plus complexes, sont les grandes absentes de ce livre. Nous supposons que cet oubli est imputable à la trop grande attention que l’auteur a portée aux idées de la haute magistrature. Ce qui intéresse Krynen tout au long de ce livre, ce sont les "croyances politiques" des officiers de justice (pas tous, néanmoins), en d’autres termes ce qu’ils avaient de politique "dans la tête"   . Le choix des sources (commentaires juridiques, traités politiques, sermons judiciaires, remontrances) est donc volontairement limité. L’absence cruelle de la documentation de la pratique fait manquer à l’auteur les dispositifs concrets du pouvoir d’État, dans lesquels les juges ne travaillaient pas toujours de concert avec l’absolutisme qu’ils étaient censés incarner, voire représenter. Dans ce livre, ce sont donc les théories de la justice qui s’affrontent, et non les juridictions entre elles, les métiers de la justice entre eux (en ce sens, le chapitre réservé aux avocats constitue une exception), ou encore les plaignants.
L’écriture de ce livre a fait l’objet d’un soin tout particulier. La familiarité de Krynen avec des textes médiévaux et modernes réputés techniques est unique. Quant à la réflexion menée sur quelques concepts-clés des théories politiques occidentales (représentation, équité, etc.) et sur le mirage historique de la séparation des pouvoirs, elle intéressera quiconque s’interroge sur les fondements de notre démocratie. Pour ces trois raisons au moins, il s’agit véritablement de l’un des grands livres de sciences sociales de l’année, qui ne rend l’attente du second volet que plus longue

 

A lire dans ce dossier :

- 'Entretien avec Jacques Krynen', par Alexandre Deroche et Arnaud Fossier.

- '

De la justice du roi à la justice des parlements'

, par Alexandre Deroche.