Une plongée précieuse dans un itinéraire colonial hors-norme, tout autant qu’un manuel sensible pour la recherche historique.

C’est un ouvrage sensible que livre Fanny Colonna avec Le meunier, les moines et le bandit. A l’image de Carlo Ginzburg et de son manifeste pour la microstoria   ou d’Alain Corbin   , elle choisit de suivre les traces de Jean-Baptiste Capeletti, un individu inclassable dans l’Algérie coloniale puis indépendante, de sa naissance à sa mort (1875-1978). A travers l’itinéraire de celui qui fut justement meunier, mais aussi guérisseur et poète, et dont les Aurès abritèrent la majeure partie de l’existence, elle revient sur la "situation coloniale" et ses lendemains dans une perspective renouvelée. Si en effet l’histoire du fait colonial a longtemps privilégié la rupture, le récit de la division et de la résistance, la tendance est aujourd’hui à renouer avec une certaine complexité, celle des liens multiples qui se nouèrent sur cette terre algérienne. La notion d’attachement, que l’auteure emprunte à Marc Breviglieri   est au centre de la démarche : car l’attachement est matériel mais affectif, il peut également être mutuel ; il est enfin profondément individuel.

Vie exceptionnelle d’un "Français d’Algérie"

Le "morceau d’Algérie"   qui abrite cette histoire, les montagnes des Aurès dans l’est Algérien, est bien connu de Fanny Colonna qui y a consacré une grande partie de ses recherches   . Dans cette montagne à la configuration démographique et historique particulière – les "Européens" y étaient plus minoritaires que dans la majeure partie du pays, et l’insurrection de 1879 et les spoliations de terres qui s’ensuivirent avaient conféré à ce lieu un "arrière-fond de violence accumulée"   – il s’agit de restituer la chaleur des rencontres, leur épaisseur historique, ce qui fut et ce que les hommes ont partagé sur ce bout de terre et de roches. Sur la trace de cet individu hors-norme, les sources classiques sont rares : Capeletti n’émerge en effet de la production scientifique qu’en tant qu’ "inventeur" d’un site archéologique auquel se sont intéressées Thérèse Rivière   et Germaine Tillion dans les années 1930, la "grotte Capeletti".

Le meunier, "Français d’Algérie" d’origine italienne, a mené une vie exceptionnelle : marié à une femme musulmane, dont il a eu un fils, Chérif, avec lesquels il partagea pendant des années cet habitat troglodyte, sa vie semble toute entière marquée par la transgression des normes coloniales régnantes. A la chasse aux sources qui peuvent éclairer ce destin singulier, les sources orales et légendaires sont les plus nombreuses. Cette "vie verticale"   qu’accueillirent les Aurès échappa à de nombreux égards au monde de la loi – et de l’archive – coloniale ; ce fut celle de la transhumance, mais aussi des maquis et des fugitifs. Le destin de Capeletti croisa ainsi celui de Ben Zelmat, "bandit d’honneur"   abattu par les troupes françaises en 1921 au terme d’une véritable "chasse à l’homme"   ; une relation d’amitié et de confiance unit les deux hommes sur les hauteurs aurésiennes, au point que le meunier, lorsqu’il fut appelé sur le front durant la Première Guerre mondiale, confia sa famille à la protection morale et matérielle du "hors-la-loi". L’espace restreint de la vie de Capeletti est également marqué par l’installation, en 1894, de pères missionnaires dont le Diaire nous éclaire sur la vie quotidienne de ce coin de montagne et sur leur "solitude blanche"   . Mais le resurgissement de la violence, après la conscription des "indigènes" algériens à partir de 1916, précipita leur départ en 1921. L’échec de la mission de ces moines n’est pas sans rappeler, et Fanny Colonna le souligne à plusieurs reprises, celle de l’école républicaine, dont elle est également une spécialiste pour l’Algérie coloniale   . Cet espace échappa en effet toujours en partie à la règle coloniale. Les liens qui s’y nouèrent, entre un meunier et un "hors-la-loi" au destin chanté par des générations entières   , révèlent la perméabilité des mondes en ce lieu singulier.

De l’empathie en histoire

Le destin de Capeletti traversa les guerres : la Grande Guerre, d’abord, qui l’emmena jusqu’au détroit des Dardanelles, grand voyage au terme duquel il reprit sa vie d’avant. Alors qu’après le 8 mai 1945 et les insurrections de Sétif et Guelma, la fin du "compromis colonial"   sonna le glas de la proximité quotidienne entre populations colonisée et coloniale, le meunier continua pourtant sa "vie verticale". Quand à partir de 1954, la guerre d’indépendance opéra une schématisation de la société dans l’affrontement entre deux "communautés", il poursuivit son existence selon les principes de conduite qu’il s’était lui-même choisis, ne s’affiliant à aucun camp. En 1962, enfin, alors que l’indépendance du 5 juillet remplissait les bateaux en route pour la "métropole", Jean-Baptiste Capeletti continua à fondre sa vie parmi celle de ses voisins, finissant par incarner la figure d’"un vieil indigène comme les autres"   . Ses derniers interlocuteurs français furent les jeunes pères blancs installés dans les Aurès dans les années 1970, qui l’accompagnèrent dans la fin de sa vie et celle de son épouse Hmama. Celui qui ornait fièrement sa signature de son surnom de "lion des Aurès" fut finalement enterré au cimetière chrétien de Batna.

L’ouvrage de Fanny Colonna juxtapose deux récits : celui que les sources écrites et les archives lui permirent de retracer, puis celui de l’enquête de terrain et la collection de "voix vivantes"   . Ce carnet de recherche, écrit au jour le jour, retrace dans la seconde partie du livre les rencontres et les dialogues, et restitue à l’attention du lecteur la chaleur des entretiens, la confusion de récits parfois contradictoires, les bonheurs et les surprises de la recherche. Comme celle que ressentit l’auteure, lorsqu’elle découvrit la sépulture de son personnage, finalement enterré parmi ceux qui ne furent pas les siens au cours de son existence nomade. Sur les pas de la chercheuse, le récit qui émerge alors n’élude ni les doutes ni les questions sans réponses : celui qui construisit patiemment sa légende, qui fut un "oxymore vivant"   tant sa vie fut placée sous le signe d’un franchissement des frontières qui semblait inimaginable en "situation coloniale", ne se laisse pas facilement appréhender. Mais il témoigne d’un "monde disparu"   , de "la diversité des types d’humanité"   qui se sont croisés sur ce morceau de terre algérienne. Les deux points de vue se recoupent largement, et leur juxtaposition révèle pleinement la complexité des attachements, des expériences et des rencontres. S’il ne donne pas toutes les réponses, car Capeletti était justement "un homme passionnant par les questions qu’il soulevait"   , ce récit lui-même inclassable donne à sentir le plaisir de la recherche et le lien intime et essentiel, en histoire, entre émotion et compréhension