La religion a un rôle dans la constitution du caractère national. Denis Lacorne étudie la place de celle-ci dans la vie politique américaine. Le célèbre traducteur américain, Arthur Goldhammer, rend compte du livre. NonFiction

Il ne faut pas se laisser égarer par le titre très tocquevillien dont Denis Lacorne a choisi d’affubler son excellent ouvrage. De la religion en Amérique n’a pas pour objet "la religion en tant que telle, mais la place occupée par la religion dans la vie politique américaine et, en particulier, son rôle dans la construction d’une identité nationale". C’est du moins le jugement de l’auteur, pour qui le mot "identité" a au moins deux acceptions : l’idée qu’une nation se fait d’elle-même et l’idée que s’en fait autrui. On a beaucoup parlé ces dernières années d’une exception américaine qui serait le produit de la particularité religieuse de ce pays parmi tous les rejetons de l’Occident chrétien. La double vision de Denis Lacorne a l’avantage de permettre à la fois d’évoquer cette particularité et de dissiper quelques-uns des contresens que les uns et les autres ont pu perpétuer en projetant sur les États-Unis leurs propres fantasmes à l’égard du fait religieux ou des péripéties de la politique américaine.


La religion et le puritanisme : simplicité, fanatisme et démocratisation

L’exposition se déroule donc en plusieurs grands tableaux panoramiques. On voit d’abord une Amérique que certains visiteurs français ont choisi de dépeindre comme le dernier refuge d’un christianisme simple, ou même primitif, et donc authentique. Pour un Voltaire, par exemple, c’est les Quakers qui incarnent une foi sans "rituels surannés", sans hiérarchie corrompue, sans liens suspects avec un pouvoir absolu et mystificateur. Le philosophe fait l’éloge de William Penn, nouveau Solon ou Lycurgue, protecteur des Indiens, et surtout "l’inventeur d’une nouvelle forme d’État (…) un gouvernement ‘sans prêtres’". Le quakerisme serait donc la forme de religion qu’un déiste comme Voltaire peut appeler de ses vœux, une foi vertueuse et compatible avec les Lumières, aux antipodes de "l’infâme" qu’il faudrait écraser. Certes, l’abbé Raynal s’inquiète du pacifisme des quakers, mais même sans armes leur territoire serait protégé selon lui par la simplicité de leur vie, ce qui fait qu’un ennemi éventuel ne gagnerait que très peu en les conquérant. Pour compléter ce portrait d’une utopie religieuse dans les colonies américaines d’avant la Révolution, Chateaubriand nous présente le culte de la nature, pratiqué par les indigènes du continent nord-américain, comme une répétition, ou presque, du culte grec, où "il y avait (…) assez de religion, de mensonge, et de poésie pour s’instruire, s’égarer et se consoler".

Mais ce n’est pas tout. Si cette Amérique croyante possède, pour la plupart des observateurs français de l’époque coloniale, un parfum somme toute agréable, c’est sans compter les relents sulfureux du puritanisme, cet "archaïsme religieux" porté par des "fanatiques pervers" (dixit Diderot). Voltaire, lui, n’y voit que "l’imposture de la bêtise et du fanatisme". Le ton est donné : vu de l’extérieur, l’Amérique serait un pays manichéen, où la bonne religion, simple, directe et libre de toute attache étatique, lutte avec la mauvaise, imbriquée dans la hiérarchie socio-politique. Épousant ce regard extérieur, Denis Lacorne se permet de faire l’économie d’un certain nombre de complications. S’il évoque très brièvement Roger Williams et Anne Hutchison, dissidents du (mauvais) calvinisme, il se dispense d’une exposition des luttes parallèles à l’intérieur même du calvinisme, entre les Old Lights et New Lights, par exemple, ou entre les églises de la frontière ou de l’arrière-pays   et les églises urbaines, dominées par l’élite marchande de Boston. Ce dernier clivage était peut-être plus lourd de conséquences pour l’avenir du protestantisme américain que celui qui préoccupe Voltaire.

Deuxième volet : la réhabilitation des puritains, et là c’est Tocqueville qui sert de témoin privilégié. Pour Tocqueville, la religion n’est pas, comme pour Voltaire, l’ennemi des Lumières, mais plutôt la matrice de mœurs adoucies qui seraient la condition même de la démocratie ; ce sont les puritains qui auraient apporté à la Nouvelle-Angleterre, véritable berceau de la démocratie en Amérique, la discipline et les prédilections de la classe moyenne nécessaires à la réussite de cette expérience avec l’égalité et la souveraineté du peuple. Denis Lacorne résume la pensée de Tocqueville en disant que les pèlerins   (qui n’étaient pas, il est vrai, des puritains, lesquels restaient nominalement à l’intérieur de l’Église d’Angleterre, alors que les pèlerins, eux, s’affichaient comme des séparatistes) "étaient doublement démocrates, de par leur condition sociale et parce qu’ils professaient des idées démocratiques". Mais il faut nuancer : "Les puritains de la Nouvelle-Angleterre n’ont inventé ni la république, ni le principe de souveraineté populaire, écrit l’auteur, car leur définition du peuple restait trop restrictive, trop imbue de convictions religieuses pour être tout à fait convaincante. Leur grande originalité tenait à leurs capacités d’innovation et d’expérimentation." À cela faut-il ajouter que la réhabilitation du puritanisme dans les premières décennies du 19e siècle est liée aux critiques contemporaines des excès des Lumières et à l’idée que la libération de l’humanité ne se fait pas à l’encontre de la religion mais passe plutôt par une certaine idée de transcendance du quotidien. Pour des libéraux comme Mme de Staël ou Benjamin Constant, ainsi que pour Guizot, dont Tocqueville a suivi les cours sur l’histoire de la civilisation, "la Réforme était bien la source de tous les progrès humains".

Troisième volet : les grands réveils évangéliques. Ce mouvement d'ampleur — ou plutôt ces mouvements, puisqu’il y a bien eu plusieurs cycles de "grand réveil" ou Great Awakening dans l’histoire des États-Unis — joue sur deux registres à la fois : celui de la démocratisation de la religion et celui de l’affectif, de la religion comme émotion. Ici, la complexité de la matière, et l’extrême prolifération de sectes et de doctrines, sont telles qu’il est impossible de faire justice à la question dans un livre de synthèse comme ceci. Mais Lacorne touche à tous les grands thèmes bien connus des spécialistes : les sermons de Jonathan Edwards, l’influence du méthodisme de John Wesley et des grands meetings en plein air sous la houlette de Francis Asbury, ou la tradition des grand prêcheurs de George Whitefield à Charles Finney, Lyman Beecher, et son fils Henry Ward Beecher, qui fut peut-être la plus grande célébrité de la seconde moitié du 19e siècle aux États-Unis.

En mettant l’accent sur la démocratisation, l’auteur néglige peut-être l’anti-intellectualisme qui a partie liée avec le rejet d’encadrement élitaire sous-jacent à certains éléments du mouvement évangélique, et qui reste un trait constant de la vie politique américaine. Par contre, il voit bien la revendication populiste, qui aurait refait surface ces dernières années. Le parti républicain en particulier a su mobiliser ce ressentiment contre les intellectuels censés savoir, héritiers de l’élite spirituelle d’une époque qu’on a pu penser révolue avant la mobilisation forte du vote évangélique en faveur de George W. Bush dans l’élection présidentielle de 2000. Mais il ne faut pas oublier que le paysage évangélique aux États-Unis est très hétérogène. Le bloc évangélique qu’on a tellement craint il y a quelques années se délite.


La religion et l'État dans la constitution du caractère national

En fait, l’identité religieuse n’est pas seule à déterminer l’orientation politique aujourd’hui, et, qui plus est, elle ne l’a jamais été. Au 19e siècle, par exemple, on trouvait des chrétiens évangéliques des deux côtés du mouvement anti-esclavagiste. Denis Lacorne consacre tout un chapitre de son livre à ce qu’il appelle "la guerre des deux Amériques". Il s’agit là de l’Amérique catholique des immigrés, surtout irlandais, contre l’Amérique "nativiste" et xénophobe composée en grande partie de protestants évangéliques. Il résume bien l’histoire des affrontements de ces deux courants religieux, mais l’accent mis sur l’origine nationale risque d’escamoter certains aspects importants de la question. S’il est vrai que l’hostilité aux catholiques a donné lieu à des mouvements de rejet sur le plan politique, il est également vrai que cette hostilité a su parfois être surmontée au nom d’une certaine solidarité de classe ou dans le cadre d’une coalition politique dépassant des limites étroitement sectaires. Le parti démocrate a été construit sur une base de chrétiens évangéliques du Sud et d’ouvriers du Nord issus de l’immigration et pour une large part catholiques. Ce parti a pourtant perdu l’élection capitale de 1896 derrière son porte-drapeau William Jennings Bryan, orateur de grande renommée qui doit son talent à ses racines évangéliques. Bryan n’a pas su résister aux pressions xénophobes et anti-catholiques de sa base, mais il était question aussi d’un conflit de nature économique sur les tarifs douaniers, qui a poussé les ouvriers catholiques du Nord vers le parti des patrons, lequel n’était pas moins chrétien ou anglo-saxon dans son identité que celui des démocrates populistes du Sud et de l’Ouest. Et, à une époque antérieure, George Bancroft, l’historien de l’Amérique protestante dont Denis Lacorne fait grand cas, était en même temps une figure importante dans le parti démocrate du Massachusetts, où il a tout fait pour intégrer et concilier les ouvriers catholiques irlandais de Boston qui faisaient la force et l’âme de son parti. Bref, même si la religion est un élément important de l’identité nationale américaine, comme le souligne très justement Denis Lacorne, il faudrait la mettre en rapport avec d’autres éléments non moins essentiels pour bien comprendre le caractère national.

Ayant décrit l’influence de la religion sur l’identité américaine, l’auteur épouse encore une fois le regard extérieur pour nous donner l’image d’une "Amérique sans Dieu". C’est un produit surtout des années 30, d’une époque de crise économique et d’un double rejet de l’Amérique par la gauche militante, qui y voit le triomphe d’un capitalisme machiniste et donc sans âme, et par la droite réactionnaire, qui renvoie dos-à-dos les États-Unis et l’Union soviétique, supposés hostiles, l’un et l’autre, à la tradition spirituelle de l’Occident. L’Amérique ne fait culte que de l’argent, selon ces critiques, et elle n’a qu’une religion, celle du succès. Un Bernanos n’y voit que le triomphe du "robot totalitaire", tandis qu’un Sartre se sent "glacé" par les lambeaux de la chape de plomb puritaine.

On aurait bien voulu, au lieu du dernier chapitre assez conventionnel sur le "mur de séparation" entre l’Église et l’État, une réflexion approfondie sur les rapports entre la religion américaine et sa politique étrangère. Si les observateurs français des années 30 ont pu mettre les États-Unis et l’Union soviétique sur le même plan anti-spirituel, beaucoup d’Américains ne voyaient dans cette confrontation rien de moins que la lutte finale entre Dieu et Lucifer. On ne saurait sous-estimer l’importance des fondements religieux de la Guerre froide, mais le nom de John Foster Dulles, fils de pasteur presbytérien et secrétaire d’État sous Eisenhower, ne figure même pas dans l’index de De la religion en Amérique. On pourrait également se pencher sur une époque moins récente mais peut-être plus déterminante pour la vocation impériale des États-Unis, la fin du 19e siècle, lorsque le Président McKinley a reçu une délégation d’ecclésiastiques épiscopaliens et leur a expliqué comment il avait décidé qu’un pays fondé comme une république anti-impériale puisse accepter de s'imposer aux Philippines : s’agissant du peuple philippin, a-t-il expliqué, il s’était rendu compte, après quelques heures de prière solitaire, qu’il fallait "les soulever et civiliser et christianiser, et par la grâce de Dieu faire pour eux le mieux possible, car ils sont nos semblables pour qui le Christ est mort aussi. Et puis je me couchais, et je m’endormais, et mon sommeil était tranquille et sans interruption."

* A lire aussi, dans le même dossier, l'article de Romain Huret sur le livre de Susan George, La Pensée enchaînée, Comment les droites laïque et religieuse se sont emparées de l'Amérique (Fayard) : Romain Huret sur le livre de Susan George.

* Voir aussi un article sur le nouveau livre de Mark Lilla, Religion, Politics and the Modern West.

* Un article de Tony Smith, professeur à Tufts University, sur l'ouvrage polémique Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine de John J. Mearsheime et Stephen Walt paru aux éditions La Découverte : voir l'article de Tony Smith sur le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine. Cet article est exceptionnellement en anglais. Pour lire une présentation et un résumé en français, voir l'article de présentation de ce livre et de son contexte, par Boris Jamet-Fournier : Tony Smith sur le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine.

* Camille Froidevaux-Metterie, Politique et religion aux Etats-Unis (La Découverte), par Christophe Saint-Martin.



* Disclaimer : Denis Lacorne est membre du comité de parrainage de nonfiction.fr