Etude approfondie de l'oeuvre d'un des plus grands cinéastes contemporains, au prisme des enjeux sociaux de son pays.

Chef de file des cinéastes chinois indépendants, Jia Zhang-Ke présente le paradoxe d’être largement plus connu, estimé et diffusé à l’étranger que dans son propre pays. Les obstacles politiques et financiers qu’il y rencontre ne l’empêchent pourtant pas d’édifier, d’un film à l’autre, une œuvre ambitieuse et exigeante autour des bouleversements sociaux, économiques et culturels de la Chine contemporaine. A mille lieux de l’emphase des fresques historiques des réalisateurs officiels du régime (Chen Kaige, Zhang Yimou), comme du naturalisme social appuyé de certains cinéastes explicitement engagés d’autres pays (Ken Loach, les frères Dardenne), Jia Zhang-Ke élabore, à partir des paysages changeants de la Chine industrielle et en variant les registres d’énonciation (documentaire, fiction, ou hybride entre les deux comme le récent 24 City dont une analyse très complète clôt l’ouvrage), des solutions d’images déterminantes pour l’évolution esthétique du cinéma – notamment sur les questions du plan-séquence, du traitement de l’espace et du temps, ou encore du rapport du corps à l’environnement. L’engagement de Jia Zhang-Ke, dissident malgré lui à l’intérieur du cinéma chinois, observateur rigoureux des modifications sensorielles et affectives vécues par les habitants de ce pays à l’ère de la croissance tous azimuts, est avant tout celui d’un grand styliste pour le progrès de son art ; la dimension politique de son cinéma existe bien pourtant, mais elle naît prioritairement de ses recherches formelles et d’une certaine attitude éthique vis-à-vis du réel du monde, plutôt que de l’imposition d’un message, d’un propos contestataire qui serait livré "clefs en main".

Bref, si Jia Zhang-Ke est définitivement l’inverse d’un cinéaste "à thèse", il reste que l’étude de ses films pourrait nous en dire long sur la société chinoise actuelle, et plus largement sur le bouleversement des vies humaines dans le grand chantier permanent du capitalisme mondialisé. Tel est le pari de l’ouvrage d’Anthony Fiant : effectuer une lecture socio-historique de l’œuvre du cinéaste, pour l’occasion jamais dissociée de son espace géopolitique de création ; une lecture qui ne sacrifierait pas l’esthétique sur l’autel d’une approche "symptomatique" des films (comme de simples "reflets" de la société), mais ne placerait toutefois pas cette analyse au cœur du propos théorique. Ce qui intéresse Anthony Fiant, c’est avant tout le Jia Zhang-Ke témoin majeur des mutations de la Chine contemporaine, et beaucoup plus secondairement le Jia Zhang-Ke styliste de l’espace, par exemple.

"Expérimenter le cinéma tout en radiographiant la Chine…" Derrière l’ambition prêtée – fort justement – au cinéaste, se lit en creux celle de l’auteur de l’ouvrage : effectuer, à travers les films, un état des lieux de la Chine contemporaine ; à la lumière des enjeux qui secouent cette dernière, éclairer les films. A rebours de tout folklore et de tout exotisme facile, l’œuvre de Jia Zhang-Ke est incontestablement une de celles qui se prêtent le mieux à ce pari, lequel n’est toutefois qu’à moitié réussi. En l’absence de toute étude ou de toute source historiques, économiques ou sociologiques qui porteraient directement sur la Chine d’aujourd’hui, les déductions effectuées sur le sujet à partir de ce que montrent les films peuvent, sur la longueur de l’ouvrage, paraître par trop systématiques. Mais si Anthony Fiant ne nous apprend pas grand-chose sur la Chine elle-même, en revanche il se sert à profit d’un savoir global et diffus sur les réalités de ce pays afin de mieux cerner ce qui est finalement son objet principal : le lien quasi organique qui s’établit entre les formes cinématographiques déployées par un auteur et les mutations profondes d’un pays.

Le cinéma de Jia Zhang-Ke tire en effet certaines de ses principales tensions créatrices de celles qui existent dans l’espace social et culturel chinois : c’est la tension entre les vestiges désuets mais toujours présents du communisme (icônes maoïstes, réflexes culturels), et les avancées technologiques et productivistes du capitalisme « à l’occidentale », dont dépend en grande partie le système poétique de Platform (2000) ; c’est la tension entre le local et l’universel, entre le cloisonnement maintenu des existences effectives et l’amplification toujours plus grande de la mondialisation des communications et des marchandises, dont le parc d’attractions de The World (2004) fournit un condensé emblématique (il s’agit d’un parc qui regroupe des copies des principaux monuments touristiques du monde : Tour Eiffel, Taj-Mahal, etc.). Dans cette perspective, la force ponctuelle de l’ouvrage d’Anthony Fiant est, à partir des enjeux politiques et sociaux qu’il reconnaît dans les films de Jia Zhang-Ke, de souligner l’importance cruciale de certains des aspects particuliers de ces films : ainsi en est-il de la présence sonore du politique (les messages des autorités diffusés sans arrêt par les haut-parleurs) dans Xiao Wu, artisan pickpocket (1997) ; ou de la « marque de la destruction » qui hante chaque plan de Still Life (2007) et se prolonge dans le continuum sonore formé par les coups de masse résonant au loin, qui inscrit dans la matière du film le drame d’une ville que l’on détruit avant que les eaux du barrage des Trois-Gorges ne la recouvrent. Il est donc juste de dire que, exception faite de quelques excès interprétatifs (un lien parfois un peu forcé entre les phénomènes narratifs et formels et les thèmes de l’anomie sociale et de la privatisation économique), l’analyse des films ressort enrichie de tels rapprochements.

Mais c’est alors bien la connaissance de la société chinoise qui éclaire les films, plutôt que l’inverse. En effet, si l’analyse qui en est faite est fine et élégante, il est permis de discuter la "spécificité chinoise" du traitement esthétique par Jia Zhang-Ke des conflits conjugaux et familiaux. Ces conflits sont-ils toujours à ce point des reflets directs du changement de paradigme économique qui affecte la Chine ? Bien que sans doute liés à une certaine organisation du monde, ne seraient-ils pas plus universels ? L’ouvrage d’Anthony Fiant est ainsi beaucoup plus convaincant lorsqu’il touche à des questions propres à la Chine – lorsqu’il décrit par exemple comment Jia exprime, en une scène de groupe de Platform, le passage net et calme du collectivisme au capitalisme entrepreneurial – que lorsqu’il explore les territoires plus banals d’une réflexion sur les grandes tendances du monde contemporain (le rôle de la télévision par exemple) sans pour autant se départir de son approche sino-centrée.

Ce livre est surtout pertinent lorsqu’il aborde la dimension discrètement politique de l’œuvre de Jia Zhang-Ke. La dimension subversive de celle-ci, remarque l’auteur, ne repose sur aucune provocation manifeste et évite soigneusement l’écueil du militantisme affiché. Si contestation ou résistance il y a, toutes deux passent en effet par la "dimension éthique de la forme cinématographique", par l’affirmation puissante et sereine d’un regard sur le monde. Si l’on voit resurgir le paradigme rossellino-bazinien d’un cinéma dont la nature serait d’être un enregistreur et un révélateur du réel (et dont on se sert presque chaque fois que l’on a affaire à un cinéaste au style plutôt sobre et réaliste), le mérite d’Anthony Fiant est de s’attarder surtout sur des aspects de ce paradigme (la fidélité à ce qui se passe, le refus de l’emphase ou du pathos, l’absence de tout jugement moral apparent) qui éclairent particulièrement bien la position d’artiste de Jia Zhang-Ke – seulement toléré par le régime chinois – et la nature de son engagement : l’économie d’effets, le respect de la complexité des situations, et le pari sur l’intelligence du spectateur qui en découle, ne constituent-ils pas aujourd’hui, en effet, une des formes les plus fortes de résistance politique, dans le contexte chinois bien sûr, mais aussi, plus largement, dans l’économie mondialisée et standardisée des images de toutes sortes ?