"Ouf, on a évité le pire", c'est sans doute ce que se sont dit les journalistes qui ont vu les 20 films en compétition. Deux jours avant la cérémonie de remise des Ours, le festival avait eu le droit à son petit scandale. Dans son film sur l'œuvre de propagande nazie Le Juif Süss, le réalisateur allemand Oskar Roehler avait pris avec l'Histoire quelques libertés... qui aux yeux de beaucoup outrepassaient largement celles qu'on accorde à un artiste. L'acteur qui, à la demande de Goebbels, a accepté en 1939 de jouer le rôle titre, Ferdinand Marian, est présenté comme une victime du nazisme alors qu'il a largement profité de la politique culturelle nazie, tournant encore dix films après Jud Süss. Le scénario de ce making-of contemporain nous montre un Marian vivant avec une épouse 'demi-juive' (selon la terminologie de l'époque) et - pire encore - on fait croire aux spectateurs qu'il cachait un jardinier juif. Tout ceci est historiquement faux, et Roehler se défend en expliquant que son film n'est pas un documentaire mais une fiction. A vrai dire, ce film ne fait qu'enchaîner les scènes de fête et de sexe, souvent de façon vulgaire (une femme pénétrée par Marian à la fenêtre, avec au fond un Berlin bombardé, s'écrie "vas-y mon Youpin !"). Même si l'histoire des festivals nous enseigne que parole de critique n'est pas toujours parole d'évangile (et existe-t-il seulement une bible de la critique de films ?), il n'est pas étonnant que  cette coproduction austro-allemande ait été la seul à être huée en projection de presse. Lors de la session des questions/réponses qui suivait, le réalisateur s'est risqué à comparer les conditions de productions des films actuels, à celles qui étaient en vigueur à l'époque de Jud Süss. Absent du palmarès, on pourra sans peine oublier ce navet toxique qui ne pouvait que causer des crises d'urticaire, même si, à un second niveau, la polémique le concernant, autour de la "fiction historique", pourrait être pertinemment rapprochée de l'affaire Karski.


Mais revenons à Berlin. L'Ours d'or a été décerné au réalisateur turc Semih Kapanoglu pour son film Bal (Miel en français), un film quasi-anthropologique sur l'Anatolie rurale d'aujourd'hui. Le prix d'interprétation féminine, attribué à Shinobu Terajima, consacre indirectement un film pacifiste, Caterpillar (de Koji Wakamatsu) qui place en son centre le destin d'un vétéran que la guerre a transformé en homme-tronc. De même, c'est sans surprise que l'on a vu Grigori Dobrygin et Sergei Puskepalis, les deux acteurs russes du très beau Comment j'ai fini cet été (d’Alexei Popogrebsky), recevoir le prix d'interprétation masculine. Dans ce thriller arctique à deux voix (auxquelles s'ajoutent seulement celles qu'on entend lors des communications radio avec le continent), la force de jeu de ces acteurs entre en symbiose avec l'hostilité de la nature environnante. A l’inverse d’un huis-clos, la tension psychologique qui s'installe entre les deux hommes conduit à une forme d’implosion.

Alors que la Berlinale a la réputation d'être un festival plutôt politisé, on peut remarquer l'absence au palmarès de deux films abordant de façon critique, sur un ton juste, la place de l'islam en Europe. Dans Na Putu ('On The Path'), la réalisatrice bosniaque Jasmina Zbanic dresse le portrait d'une jeune hôtesse de l'air en plein désarroi lorsque son compagnon sombre dans l'islamisme radical, s'absente pour des séjours dans les camps, devient de plus en plus lointain au fur et à mesure que la pilosité se développe sur son visage. Trois films allemands étaient en compétition, sans doute l'avantage de jouer à domicile. Jud Süss était, nous l’avons signalé, à oublier au plus vite. Der Räuber ('Le voleur', de Benjamin Heisenberg) partait d’un sujet très fort, authentique, le cas d’un marathonien qui, en Autriche, prenait son pied à cambrioler des banques. Seulement, en refusant toute analyse psychologique du personnage principal, le réalisateur désarçonne son spectateur, qui du coup abandonne l’épreuve rapidement. Pour défendre les couleurs de l’Allemagne, il restait encore Shahada, le premier film de Burhan Qurbani.  Cet enfant de réfugiés afghans propose un aperçu de la vie de trois musulmans à Berlin, dont celle de Maryam, tentée par une lecture littérale du Coran.


Bien que de très nombreux Ours aient été remis, souvent pour honorer des carrières (comme celle de Hannah Schygulla), les films les plus engagés n'ont obtenu aucun prix. Rien non plus pour le très beau Shekarchi ('Le chasseur'), de l'iranien Rafi Pitts. Evoquée en toile de fond, la situation politique actuelle est à l'origine du scénario. Le personnage central, joué par Rafi Pitts lui-même, perd sa femme et sa fille, victimes collatérales d’échanges de tir entre policiers et manifestants.
Enfin, dernier film à signaler, même s’il n’a pas eu les honneurs du jury, Mammuth, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, pour son délicieux parfum d'anarchie. Moins loufoque que leur opus précédent, Louise-Michel, ce film est sans doute plus percutant, notamment grâce aux extraordinaires performances de Gérard Depardieu et Yolande Moreau dans les rôles principaux (sortie en France le 21 avril).


Les Ours de Berlin, que l'on a connus plus rageurs (rappelons-nous le coup de poing que fut Head-on, de Fatih Akin, en 2004), étaient cette année de bons gros nounours sans aspérités, mais, après tout, qui s'en plaindrait ? Par le jeu des différentes sections et grâce à l’immense marché du film qui l’accompagne, ce festival offre encore un tour d'horizon complet sur le cinéma mondial. Avec ses 300 000 tickets vendus (nouveau record), son directeur, Dieter Kosslick montre qu'un festival exigeant peut également être populaire

 

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- 'Viva la Viennale !' de Jérôme Segal.