Une contribution à la question de la justice sociale centrée sur les pratiques et les conceptions qui les soustendent, mais dont les formes de mise en œuvre restent à préciser.

La question de la justice sociale donne, à nouveau, lieu à des débats nourris. L’auteur   y apporte avec cet ouvrage une contribution qui vise essentiellement à montrer les limites d’une conception entièrement axée sur l’égalité des chances. Une première conception de la justice sociale met l’accent sur l’égalité des places ou des positions sociales, explique-t-il. La seconde tient pour l’égalité des chances et elle a aujourd’hui très largement supplanté la première. À tort, montre l’auteur, qui plaide pour un renversement des priorités en faveur de celle-là, tout en proposant d’en renouveler profondément la mise en œuvre. Les quatre premiers chapitres sont consacrés à l’examen de ces deux modèles et de leur développement, cela dans trois domaines d’application différents, l’école, dont l’auteur est un spécialiste reconnu, la place des femmes et celles des minorités visibles, avec chaque fois une présentation des critiques qu’on peut leur adresser. L’argumentation est resserrée, parfois presque trop et le lecteur doit faire un effort pour en percevoir toutes les subtilités, comme c’est assez souvent le cas avec les essais lorsqu’ils adoptent un format aussi bref.

Sécuriser les places

La première conception a été portée essentiellement par le mouvement ouvrier et les partis de gauche. Et s’est concrétisée, en France, par la mise en place de la ‘société salariale’ décrite par Robert Castel, la reconnaissance de droits sociaux et le développement des services publics. Elle a davantage consisté à sécuriser les positions les plus exposées qu’à réduire les inégalités, même si elle a bien eu au final également cet effet. Cette conception s’est notamment illustrée dans l’école républicaine, comprise comme l’accès de tous à un même enseignement élémentaire, dans la promotion des femmes par le moyen des droits sociaux (même s’il les maintenait dans une position subordonnée) et dans l’accent mis sur le travail et le salariat (au détriment des questions nationales et culturelles) dans la manière de concevoir l’intégration des immigrants.

On peut adresser à cette conception une série de critiques, rappelle l'auteur. La première porte sur son caractère corporatiste que la baisse de la croissance laisse éclater au grand jour. Ainsi, si ce modèle protège bien ceux qui sont intégrés (quoique de manière stratifiée), il traite beaucoup plus mal ceux qui ne le sont pas. En outre, sous l’effet de la montée et de la persistance du chômage, le modèle de l’égalité de places perd en crédibilité et la perception des inégalités s’exacerbe. La protection des places, principalement assurée par l’État, est alors vue comme une conception qui minerait finalement la cohésion sociale. Pour illustrer, la massification scolaire s’est accompagnée d’une multiplication et hiérarchisation à l’infini des diplômes qui fonctionnent comme un appareil extrêmement sélectif qui recycle, plus ou moins subrepticement, les inégalités sociales. Quant aux femmes, “les rôles qui leur sont réservés dans la vie privée s’opposent à une véritable égalité des places au travail et dans l’espace public.”   . De plus, le modèle d’intégration des immigrés à travers un parcours de travail a montré ses limites, et laisse désormais la place à la formation de minorités, en demande de reconnaissance de leur culture et religion, qui ne parviennent pas à entrer dans la société. Ces critiques ont toutes fait l’objet de travaux et d’essais nombreux ces dernières années.

Donner sa chance à tous

L’égalité des chances a profité de ces mises en causes. Elle vise à permettre à chacun d’accéder aux places selon son seul mérite. Elle a été portée, dans la période récente, par les luttes contre les discriminations de toutes sortes. Cette conception de la justice sociale appelle des mesures de discrimination positive visant à annuler les discriminations constatées, mais prend également la forme d’une exigence de reconnaissance de leur identité formulée par les minorités concernées. Avec ce modèle, “la société n’est plus considérée comme un ordre plus ou moins juste et intégré ; elle devient une activité dont le dynamisme et la cohésion résultent de l’action des acteurs eux-mêmes. […] Les aides sont ‘échangées’ contre des responsabilités et des engagements.”   . L’école s’est alignée très tôt sur ce modèle en permettant à tous les élèves de tenter leur chance au collège, puis au lycée. “En matière scolaire, tout (ou presque) est justifié et critiqué au nom de l’égalité des chances et du mérite individuel.”   , explique l’auteur. “Le modèle de l’égalité des chances appliqué aux femmes a déplacé le clivage entre les sexes vers une représentation de la vie sociale en termes de genre.”   . Et il a fortement imprégné les revendications des minorités tout comme les politiques publiques. L’auteur se concentre dans ce livre sur les pratiques, ayant fait le choix de délaisser largement les débats théoriques auxquelles ces questions ont donné lieu.

Comme pour l’égalité des places, “la critique visera […] davantage [que les principes] les limites et les effets réels de l’égalité des chances”   , avec la difficulté supplémentaire que l’on ne disposera pas cette fois du même recul, tout au moins pour la France, explique l'auteur. Dans la mesure où elle conduit à détourner le regard des écarts qui existent entre les positions sociales, l’égalité des chances participe à l’accroissement des inégalités et de la pauvreté. De fait, “c’est toujours dans les sphères les plus élevées de la société que l’on mesure [son] efficacité”   , ce qui conduit à se désintéresser de la situation du plus grand nombre. Concevoir les inégalités en termes de discriminations peut également mener les groupes qui en sont victimes à se percevoir en concurrence les uns avec les autres. Comme cela peut conduire à enfermer les individus dans des identités auxquelles ils sont alors obligés de se soumettre, voire de les revendiquer   . On sait, par ailleurs, que ni la mesure ni la démonstration des discriminations ne sont évidentes. De plus, le modèle de l’égalité des chances fait porter aux personnes le fardeau de leur réussite ou non. Il devient ainsi également possible de choisir ceux qui doivent être aidés   . Même si les analyses de l’auteur sont bien étayées, le découpage qui résulte de la construction de l’ouvrage complique la lecture, en particulier lorsqu’on aborde à nouveau les domaines d’application que l’auteur a choisis pour illustrer son propos.

Concernant l’école, l’égalité des chances est en quelque sorte victime de son succès : l’importance décisive du parcours scolaire dans l’accès aux places intensifie la concurrence entre les familles au profit des mieux dotées en capital. Parallèlement, le système scolaire entièrement conçu autour d’une norme d’excellence mine la confiance en eux des élèves. À moins qu’il ne les rabaisse encore davantage. L’égalité des chances peine aussi à réduire les inégalités selon le genre. Si on admet que la moindre ambition professionnelle des filles s’explique, non pas simplement par des raisons culturelles, mais aussi par l’anticipation d’un projet de vie familial, alors l’égalité des places pourrait s’avérer comme un modèle de justice plus pertinent   , indique l’auteur. Le lecteur pourra toutefois penser qu’il passe trop rapidement sur les adaptations que cela supposerait du modèle en question. Enfin, les mesures de discrimination positives en faveur des minorités ne sont pas non plus exemptes d’inconvénients : ciblées sur des individus, elles ne profitent pas toujours à leur groupe d’origine (par exemple lorsque les promus quittent le quartier qui les a vu grandir).

Prioriser la réduction des écarts

L’auteur consacre le dernier chapitre à un plaidoyer en faveur d’une priorité accordée à l’égalité des places en rassemblant pour cela un ensemble d’arguments. L’égalité des chances fait trop peu de cas des inégalités, explique-t-il. Or celles-ci ‘font mal’, non seulement aux individus qui en sont victimes, mais également, à travers les tensions et l’agressivité, le manque de confiance et les angoisses dont elles sont responsables, à la société dans son ensemble. Ce qui se ressent aussi bien sur la santé, la sécurité ou l’attachement à la démocratie, voire la préservation de l’environnement. En outre, et c’est le deuxième argument qu’il met en avant, la réduction des inégalités entre positions sociales favorise la mobilité entre celles-ci et donc l’effectivité de l’égalité des chances. C’est ce qui explique, même si cela peu surprendre, que “la mobilité sociale est plus forte dans les sociétés les plus égalitaires. Dans ce cas, l’‘ascenseur social’ ne monte ni ne descend beaucoup, mais bien plus de gens l’empruntent.”   . De faibles écarts sont également un facteur d’autonomie des individus dans la mesure où ils augmentent les possibilités de choisir ses modes de vie   . La crainte de déchoir est alors plus réduite et la compétition pour les places est ainsi moins exacerbée. Pour finir, l’égalité des places vient utilement limiter la demande de reconnaissance inscrite dans l’égalité des chances, qui est sinon susceptible de s’étendre sans limites, toute différence pouvant être transformée en inégalité. Mais encore faut-il, explique l’auteur, “afin que l’égalité des places ne masque pas un conservatisme social et culturel inavouable”   , accepter de transformer profondément nos politiques sociales. Faire une priorité de la réduction des inégalités de revenus, assurer la transparence sur les mécanismes de transferts et un partage plus égalitaire des risques, et chercher également à saisir et à compenser les inégalités de qualité de vie et de biens collectifs. Mais le lecteur reste ici largement sur sa faim et cette partie aurait certainement mérité d’être plus développée.

La conclusion fait le lien avec la situation politique française actuelle où la gauche n’a rien à opposer, explique l’auteur, à l’égalité des chances que la droite met systématiquement en avant. Si ce n’est de renchérir sur celle-ci ou de défendre l’Etat-providence dans son fonctionnement actuel, avec ses défauts et ses rigidités. Prioriser l’égalité des places pourrait ainsi constituer l’un des éléments de sa reconstruction idéologique, à condition qu’elle accepte de mécontenter une partie de son électorat (les classes moyennes supérieures, pour le dire vite) pour offrir à nouveau une perspective à ceux qui ne se reconnaissent plus dans les représentations politiques de la vie sociale   . Il lui faudrait pour cela s’attacher à convaincre une majorité des électeurs des bénéfices qu’ils pourraient tirer d’une société plus égalitaire, cela dans tout un ensemble de domaines. Après tout, ce n’est peut-être pas impossible. C’est en tout cas ce que suggère cet essai, dont il faut alors recommander la lecture en premier lieu à tous ceux qui se reconnaissent dans la gauche réformiste