Une contribution quelque peu décevante au débat social (et sociologique ?) contemporain.

Il est des catégories et des concepts dont le sociologue finit par se demander s’il doit encore leur accorder encore quelque crédit scientifique tant les formes d’appropriation omnibus et les usages tendanciellement inflationnistes dont ils font l’objet finissent par en faire ce que Durkheim appelait des prénotions, c’est-à-dire des obstacles à l’exercice d’une pensée rationnelle. Le déclassement, érigé officiellement en « problème public » depuis 2009, est probablement une de ces notions dont la force suggestive l’emporte de plus en plus sur sa capacité explicative. Actuellement, le débat autour de cette question du déclassement fait rage dans les sciences sociales. On n’ose d’ailleurs même plus compter les déclinaisons de cette notion : déclassement générationnel, conjoncturel, structurel, salarial, statutaire, scolaire (l’« overeducation »), par le logement, etc. Et quand bien même aurait-on fixé et stabilisé une définition préalable du « déclassement » qu’une difficulté redoutable surgit immédiatement pour le sociologue quantitativiste : celle de la mesure statistique du phénomène qui est, là encore, très loin de faire consensus dans la communauté savante   .  

Faisant écho à un ouvrage récent et à succès de Camille Peugny consacré à cette question   , Eric Maurin, directeur d’étude à l’EHESS, propose d’explorer le côté subjectif du déclassement ; le plus mal connu selon l’auteur.  Plus précisément au cœur de son analyse est la « peur » que le déclassement suscite dans le corps social ainsi que les effets « sociaux », « psychologiques », « politiques » qu’elle génère   . Le sous-titre de l’ouvrage annonce un programme particulièrement ambitieux puisqu’il ne s’agit rien moins que de livrer au lecteur « une sociologie des récessions » en 93 pages. L’usage du pluriel indique que Maurin propose au lecteur une grille de lecture générale du phénomène « récession ». La preuve de cette ambition à la généralisation est faite lorsque l’auteur compare la récession actuelle avec celle de 1930.

Autant dire que l’attente du lecteur est particulièrement forte en ouvrant ce livre. Et, disons le d’emblée, elle est quelque peu déçue au final.  

Le CDI et le fonctionnariat, c’est la classe…

En dissociant déclassement et « peur du déclassement », on aurait pu s’attendre à ce que l’auteur opère une clarification sémantique de cette notion aux contours (trop ?) flous. Il n’en est rien cependant. L’auteur admet bien volontiers, dans les toutes dernières pages de l’ouvrage, que « l’amplitude et les contours exacts du déclassement représentent un enjeu de première importance »   , mais il ajoute à la confusion en allongeant la liste des définitions en vigueur avec des syntagmes assez obscurs  comme par exemple le « déclassement effectif » et le « déclassement symbolique »   .


Mais l’essentiel n’est pas là : Malgré cette réserve prudente quant au caractère pluridimensionnel du déclassement, Maurin pose, dès le départ et sans autre explication, une définition pour le moins très restrictive qui a certes a sa pertinence mais qui rencontre vite ses limites. Ainsi, pour l’auteur, le déclassement est entendu comme le risque de tomber au chômage et d’y rester. En mobilisant les enquêtes Emploi de l’INSEE pour les besoins de sa démonstration, il définit le déclassement comme la probabilité d’un salarié en CDI de devenir chômeur (pour les actifs sortis depuis au moins de cinq ans du système scolaire). Le CDI étant, pour Maurin, synonyme d’emploi à « statut », « protégé » puisqu’il offre à celui qui en bénéficie une protection contre la « menace de la déchéance » que représente le chômage   . On se doute bien qu’avec une telle grille de lecture, le fonctionnariat représente l’archétype de « l’emploi à statut » et les jeunes entrants sur le marché du travail ne s’y tromperaient pas selon lui. Dans un telle conjoncture, l’obtention d’un concours de la fonction publique devient la quête du graal   .

Quelles sont les limites de cette acception du déclassement ?


Etymologiquement le déclassement suppose la sortie – vers le bas -  d’une « classe » (sociale ?). C’est d’ailleurs la définition classique que mobilise Peugny : le déclassement est la probabilité pour un individu d’occuper une position sociale inférieure à celle de ses parents ; positions que la nomenclature des catégories socioprofessionnelles permet d’objectiver.  Or, pour Maurin, seul le passage d’un emploi stable vers le chômage constitue un déclassement ; ce qui veut dire que, par exemple, un fils de cadre commercial qui devient ouvrier (en CDI) sans passer par la case chômage ne serait donc pas, selon la définition de l’auteur, un déclassé.  Hypothèse difficile à tenir on en conviendra aisément.  

Plus généralement, cette définition très étroite de Maurin évacue tout ce qui, dans le travail (et pas seulement dans l’emploi), peut constituer des sources de déclassement pour les salariés. Citons-en quelques uns parmi les plus évidents : intensification et pénibilité croissantes des tâches, faible rémunération du travail (le salaire pouvant être considéré comme une « mesure » indirecte de la valeur accordée au travail par l’employeur), surqualification à l’embauche, dévalorisation statutaire d’une profession entière (comme les enseignants ou les assistantes sociales   , etc. Ces dimensions ont déjà fait l’objet de beaucoup de recherches approfondies et récentes dans les sciences sociales, et on ne peut que regretter que celles-ci soient passées par pertes et profits dans l’analyse de l’auteur.

Quand la définition sociologique construit le problème social

Plus encore, cette acception étroite du déclassement « construit » le paradoxe sur lequel repose le raisonnement ; à tel point que l’on finit par se demander si l’auteur ne (se) pose pas en fait un faux problème.

En effet, en 2009, malgré ce qui est volontiers dépeint comme la pire récession depuis les années 1930   , l’emploi « protégé » et stable reste, et de loin, la norme puisque, dit-il, les déclassés représentent 1 % de la population active totale   ; ce constat était aussi établi lors de la récession de 1993   .  N’est-ce pas au final beaucoup de bruit pour rien ?



Non, nous dit Maurin. Car si le déclassement reste très circonscrit dans l’espace social, la peur du déclassement est, selon lui, massive. C’est donc cet écart paradoxal entre « ce qui est » du déclassement (selon l’auteur) et ce qui est vécu comme tel par les salariés qu’il faut comprendre. Mais quelle est l’amplitude exacte de cet écart ?

En premier lieu, on peut légitimement s’interroger sur les termes de la comparaison (déclassement – peur du déclassement) : d’une part, si l’on élargit la définition du déclassement en y incluant les dimensions susmentionnées renvoyant à la très grande diversité des positions socio-professionnelles qui se cachent derrière un même substantif, l’auteur ne serait-il pas conduit à ré-évaluer sensiblement à la hausse l’ampleur du phénomène qui, du coup, n’est peut-être pas si marginal que cela ? D’autre part, l’auteur ne propose jamais de mesure de la dimension « subjective » du phénomène (soit « la peur du déclassement »), ce qui ébranle sérieusement la démonstration. En effet, bornée entre, d’un côté, une définition très (trop ?) restrictive du déclassement et, de l’autre, une absence de définition et de spécification empirique de la « peur du déclassement », c’est la comparaison (et son interprétation, on va le voir) qui peut alors apparaître sociologiquement acrobatique.  

Fragilisation globale ou société duale : il faut choisir…

Une seconde critique peut être adressé à Eric Maurin par… lui-même.  En effet, dans son premier livre paru en 2002 dans la même collection et intitulé L’égalité des possibles. La nouvelle société française   , l’auteur dégageait une tendance lourde dans la société française ; savoir, « la fragilisation des relations d’emploi (qui est) générale, perceptible partout dans l’espace social (au niveau des ouvriers comme des cadres, des jeunes salariés comme des anciens…) », soulignant qu’il existe des flux importants entre les positions les plus instables et les positions les plus stables ». Maurin conclut alors que cette « montée générale des incertitudes » en 2002  « n’est pas réservée à une fraction particulière du salariat et les frontières entre les emplois les plus et les moins exposés sont loin d’être étanches. (…) Les représentations duales de la société, comme celles qui opposent les précaires et les chômeurs aux autres tournent à vide. Elles tendent à réifier en distance de classes des différences souvent transitoires et qui s’estompent avec le temps. » (( L’Egalité des possibles, op. cit., p. 10 ; nous soulignons).  

D’où une deuxième objection que le lecteur peut formuler à l’encontre du propos livré dans la « peur du déclassement » : Lequel des « deux Maurin » a raison contre l’autre ? Celui  de 2002, qui diagnostiquait une déstabilisation générale du salariat, ou celui de 2009, qui détecte une « polarisation sociale » croissante de la société française (p. 77) ? En tous les cas, sauf à supposer qu’il y ait eu un renversement complet de tendance en l’espace de sept années, le lecteur assidu des travaux d’Eric Maurin ne peut être que déboussolé par cette contradiction flagrante entre les deux ouvrages. Car si le clivage central passe (désormais ?) entre les salariés protégés par un emploi à statut (CDI et fonctionnaires) et tous les autres, on est alors tenté de penser que l’auteur régresse vers une « pensée duale » entre les in et les out, les « exposés » vs les « protégés » ; oppositions qu’il réfutait vigoureusement en 2002 ?

Une société qui « joue à se faire peur » ?

Laissons cette critique de côté et admettons – temporairement - l’hypothèse centrale du livre. Compte tenu de la réalité marginale du déclassement, comment expliquer cette sourde anxiété qui traverse toute la société française ? L’explication avancée par l’auteur a l’élégance de la simplicité mais présente aussi le défaut - rédhibitoire - d’être proprement infalsifiable. Comment administrer la preuve  de « la diffusion extraordinaire de cette peur trouve son point d’origine dans les attitudes des nantis et des plus protégés » (sic) ; une « peur du déclassement » qui est « la passion des sociétés à statuts prises dans les vents de la démocratisation, lorsque rangs et dignités cessent d’être protégés par l’hérédité mais doivent être remis en jeu à chaque génération » (( p. 8 )). On conviendra que l’auteur ne fait pas dans la nuance.



On remarquera qu’il évacue par là même la question – certes classique… -  de la reproduction des inégalités sociales dans le temps (un énarque a peu de chances de voir le sort de sa progéniture « remis en jeu » comme peut l’être celui d’un enfant d’ouvrier qualifié, même en CDI).

Alors comment objectiver « cette peur  du déclassement » puisque les enquêtes Emploi de l’INSEE ne sont d’aucun secours en l’espèce ? Faute de pouvoir saisir directement ce mal social, l’auteur se lance dans la recherche des symptômes révélateurs. En l’espèce, ces derniers sont surtout politiques : d’un côté « le rejet de l’Europe et du réformisme libéral » qu’a manifesté la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel de 2005   et, de l’autre, la montée d’un syndicalisme radical d’anxieux dont les syndicats SUD seraient les fers de lance   .  Dans les deux cas, selon Maurin, il faut y voir un tropisme de salariés protégés tétanisés par la peur de perdre leur statut chéri.

Le problème avec ce genre de conclusions « stratosphériques », c’est qu’elles ne sont « même-pas-fausses » pour reprendre une jolie formule de Bourdieu et Passeron ; c’est précisément ce qui fait qu’elles peuvent séduire un très large lectorat de non-spécialistes peu enclin – mais ce n’est pas leur métier - à y regarder de plus près. Car, « indifférent aux différences », les analyses proposées par l’auteur sont doublement ignorantes.

Ignorantes d’abord de toutes ces (petites ou grandes) stratégies de « classement/reclassement/déclassement » entre les groupes sociaux, pour reprendre un article important de Bourdieu sur le sujet. Ignorantes aussi du (des) sens précis que les individus confèrent à ces mobilités (descendantes ou ascendantes d’ailleurs) ; hypothéquant du même coup la compréhension sociologique de leurs possibles effets politiques. En faisant fi dans son analyse des nombreux travaux empiriquement fouillés et très probants (notamment d’orientation ethnographique que la raison économétrique a souvent en piètre estime), Maurin « oublie » que des petits écarts sociaux, professionnels, résidentiels peuvent produire de grands effets électoraux   .  Il en va pareillement pour le syndicalisme autonome : des travaux riches et cumulatifs qui ont été menés sur ce type de syndicalisme et qui invitent à des conclusions autrement plus nuancées…
 
On ne voit donc pas pourquoi le sociologue, armé des résultats de ces recherches, devrait céder, comme le fait l’auteur, aux sirènes d’un psychologisme totalisant (« l’anxiété française ») ou, ce qui revient au même, à un culturalisme dur (« notre société de rangs») qui ressemblent fort à une forme d’abdication sociologique.

On n’entrera évidemment pas dans la discussion éminemment politique que propose l’auteur dans le dernier chapitre de son ouvrage (« Protéger les protégés ? », « Réformer la protection de l’emploi », etc.) qui ne relève pas à proprement parler du métier de sociologue mais du débat citoyen, ce qui est  parfaitement légitime dans le cadre de cette collection engagée ; et ce même si les conclusions peuvent rendre  le lecteur quelque peu… inquiet quant aux usages politiques d’un tel discours sociologique à prétention totale.  

Certes l’ouvrage a le mérite de poser des vraies questions (connues), mais souvent de façon trop incidentes, à l’instar de celles de la (faiblesse) l’indemnisation du chômage, du destin social de ceux qui sont exclus précocement du système scolaire, etc. De même le livre de Maurin incite à s’intéresser à l’aspect subjectif, « vécu », émotionnel du déclassement et de ses effets. Nul ne peut nier les effets du ressentiment structural et de la « jalousie » sociale dans la formation de préférences politiques au sens le plus large. Reste qu’il faut d’abord décrire précisément les phénomènes sociaux qui en relèvent, ensuite les interpréter sociologiquement pour enfin – mais ce n’est pas une absolue nécessité – en tirer des conclusions « générales » sur la « société française ». On regrettera que l’auteur passe directement à la troisième étape sans trop s’attarder sur les deux premières. Et c’est toute la diversité des situations susceptibles d’être qualifiées (par le sociologue) et vécues (par ceux qui la vivent) comme du « déclassement » qui passe à la trappe sociologique.

« Qui veut trop embrasser mal étreint » se dit le lecteur en refermant le livre

 

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- 'Garder son statut, ne pas déchoir', article de Jean Bastien sur le même ouvrage.