Loin de n’être qu’un nouveau libelle contre les intellectuels mondains célébrant l’ordre établi, le nouvel ouvrage de Louis Pinto offre un panorama sociologique de la « doxa intellectuelle » constitutive de l’air du temps.
Le point de départ de cet ouvrage n’est autre que l’exaspération qu’un universitaire ne peut qu’éprouver face à cette classe d’intellectuels qui, fredonnant l’air dominant du temps, donnent le la spirituel du monde tel qu’il va, et dont la prétention boursouflée le dispute à l’imposture. Après les grandes études sur la population des philosophes , Louis Pinto s’attaque ici aux doxosophes, reprenant l’expression de Bourdieu inspirée de Platon (à propos des sophistes). Ces professionnels de l’opinion ont ceci d’« original » qu’ils ajustent leur production non pas tant comme une réponse à une commande politique – ce qui relèverait de l’idéologie stricto sensu, que par une aspiration découlant de leur position sociale elle-même, aux frontières d’univers aussi peu autonomes que la grande presse, l’édition, la politique et l’entreprise. La multiplication d’instances de consécration concurrentes à l’Académie (comme les « prix » décernés par Le Monde à des jeunes chercheurs) a notablement transformé le champ intellectuel, et permis aux doxosophes d’échapper aux jugements des pairs tout en prétendant tracer le « cercle de la raison ». Au croisement des champs intellectuel, politique voire économique, les acteurs de ladite doxa se recrutent pour une bonne part parmi les plus intellectuels des journalistes et les plus journalistes des intellectuels. Ce faisant, L. Pinto réexamine le dossier des demi-savants. Ces derniers ne sont pas des passeurs de savoir qui contribueraient à faire profiter au public les résultats des recherches scientifiques. Non : il s’agit d’agents multipositionnels, mondains et polyvalents qui font passer le simulacre pour l’authentique, qui en savent assez pour flouer les non-intellectuels mais pas suffisamment pour énoncer quoi que ce soit de pertinent, sinon un flux de slogans et de schèmes binaires indexé sur le rythme de l’actualité, solidement ancrée dans une série d’évidences partagées qu’il ne s’agit jamais d’interroger. « Faire l’opinion », pour reprendre une expression d’un autre sociologue bourdieusien (Patrick Champagne), passe donc aussi par ce segment du champ intellectuel pleinement encastré dans le champ du pouvoir, repérable dans toute une série de lieux dits neutres mêlant intellectuels, journalistes, grande noblesse d’État et patrons.
Ce petit ouvrage peut donc se lire, après la rétrospection suggestive de Luc Boltanski (Rendre la réalité inacceptable, Demopolis, 2008), comme une contribution programmatique à l’analyse de la production de la « nouvelle » idéologie dominante – celle qui marque le passage de l’idéal technocratique du plan à celui du néolibéralisme et de l’État managérial. Si l’on met de côté un moment la distinction idéologie/doxa, qui reste à creuser, l’opinion intellectuelle apparaît comme le produit collectif relativement anonyme d’une circulation de slogans, formules et dualismes qui tiennent lieu de raisonnement. La doxa a ses organes publics : revues (de gauche à droite : Esprit, Le Débat, Commentaire), presse (Libération, Le Nouvel Observateur…), clubs (Fondation Saint-Simon, Institut Montaigne). Elle accompagne comme une nuée de poissons-pilotes toutes les dimensions de la révolution conservatrice : en politique, le néolibéralisme et l’avènement de l’État « modeste » débarrassé de la mauvaise graisse sociale ; dans le domaine intellectuel, retour de la philosophie politique et de l’histoire des idées, vogue « anti-totalitaire » (les « nouveaux philosophes »), entreprise de démonétisation du « structuralisme » et des sciences sociales les moins sensibles aux charmes de l’individualisme (méthodologique)… Proches du champ du pouvoir, les intellectuels doxiques ne penchent donc pas par conservatisme par hasard. Tous communient à divers degrés et avec plus ou moins de franchise dans la célébration de la triade démocratie-marché-individu. Mais, du réalisme désenchanté qui prend acte de la « modernité » pour mieux la promouvoir, à l’éloge patronal et décomplexé du darwinisme social, on retrouve toujours l’idiome de la performance et de l’efficacité. L’idéologie de la concurrence, en effet, n’est pas qu’économique, et charrie avec elle une morale de la liberté, du risque et du courage, bien faite pour flatter les élites bourgeoises intimement convaincues du mérite de leur état : c’est aussi la morale que la race des seigneurs peut se permettre d’administrer aux classes inférieures.
L’originalité du propos ne saute pas toujours aux yeux, si l’on songe à tout le travail de polémiste informé mené jusqu’ici par, notamment, Serge Halimi, Eric Hazan, ou encore le collectif ACRIMED. Mais ce petit ouvrage recèle deux ou trois mérites sur ce terrain. D’abord, Louis Pinto apporte avec lui sa grande expérience de sociologue des intellectuels, indissociable d’un talent de plume particulièrement affûtée. Si bien que, un peu plus qu’un état des lieux communs de la doxa dominante que semble suggérer son titre, Le café du commerce des penseurs s’efforce de gratter la surface des discours pour faire voir le dessous des cartes, les logiques sociales qui organisent la distribution apparemment nébuleuse des prises de positions. De sorte que – dernier mérite – il puisse très légitimement annexer à cette doxa néolibérale toute une fraction « postmoderne » de la gauche dite radicale, sans véritable contradiction : même schèmes dualistes archaïque/moderne, vieille société industrielle/société post-fordiste, même type d’éloge de l’individu, de la différence et de la « subjectivité » contre les vieilles lunes étatistes et syndicales, même eschatologie européiste… Le portrait de Negri et ses partisans en Jeunes Hégéliens qui se paient de mots et prennent « des transgressions sur le papier pour des ruptures dans l’histoire mondiale » (p. 44) sonne à cet égard très juste, et pourrait être prolongé : Saint Toni apologiste de Saint François d’Assise, qui veut voir dans le capitalisme le plus débridé l’avènement hic et nunc du « communisme » – il n’est plus qu’à s’en laisser convaincre et ce sera chose faite. Un peu moins convaincante est le retour sur l’affaire Sokal, à propos de laquelle L. Pinto jette pêle-mêle dans la galère postmoderne des auteurs qui ne s’en réclament guère, du moins en ce qui concerne Derrida (dont le rapport à la politique est questionnable, mais pas toujours si « doxique »).
Louis Pinto, fidèle à l’enseignement de P. Bourdieu, oppose à la figure de l’intellectuel doxique la vigilance critique, la patience du concept, le temps de la recherche authentiquement scientifique et la constitution d’un intellectuel collectif. Il conclut à ce titre sur une défense classique de l’autonomie des sciences sociales et de leur rôle dans l’espace public. Au-delà de cette juste défense de la dignité de l’intellectuel critique, peut-être convient-il de franchir un pas de plus et de poser la question d’une contre-doxa, qui resterait à inventer au croisement non plus des champs intellectuels et du pouvoir, mais de la recherche et du militantisme. Dans le cadre de la lutte contre l’hégémonie de la doxa intellectuelle, sortir de l’enceinte académique – comme a pu le faire Pinto lui-même – peut aider à constituer une réplique qui ne soit pas un double de son adversaire dans la médiocrité et l’approximation, mais une langue sociale et politique à la fois fondée en raison et accessible à des publics larges, et qui puisse – accessoirement – relever le niveau de la langue et de la pensée antilibérales