Loin de la traditionnelle monographie, Jerome Charyn propose un essai situé entre l'autobiographie dissimulée et le rapport culturel sur l'Amérique de Tarantino.
Une chose est sûre : le Tarantino de Jerome Charyn n’est sans doute pas la monographie qu’attendent les amateurs du réalisateur d’Inglourious Basterds. Sans se transformer en vulgarisateur, l’auteur de cet essai paraît surtout viser les lecteurs d’ouvrages semi-spécialisés qui ont pu engloutir les épais volumes du journaliste Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood et Sexe, mensonges et Hollywood : même verve tourbillonnante, même approche critique, même syncrétisme des références culturelles. Sauf que Biskind travaillait sur des périodes peuplées de personnalités éclectiques, tandis que Charyn décrypte une cible unique. Tarantino, à l’inverse des cinéastes qui prirent les commandes des studios dans les années 70, serait-il un artiste trop diffus, presque évanescent, et pour cette raison impossible à circonscrire dans son unicité ?
Osons plutôt cette explication : avant d’être théoricien du cinéma, Charyn est surtout un intellectuel mystérieux et protéiforme, en même temps romancier, scénariste de BD et essayiste ; et si, à travers Tarantino, Charyn avait d’abord souhaité faire la radiographie d’une certaine Amérique qui va des années 1980 aux années 2000 ? Et s’il en avait profité pour revenir discrètement sur sa propre expérience des films de Tarantino, et ainsi s’incruster dans l’œuvre de celui-ci, à l’instar de ces comédiens qu’on insère magiquement dans des images d’archives ? Car, en lisant le Tarantino de Charyn, il faut garder à l’esprit un fait essentiel, peut-être difficile à concevoir pour les lecteurs français : nombre de théoriciens et critiques de cinéma américains (Stanley Cavell, Manny Farber), loin d’adopter la distance royale que s’imposent les français face aux films, intègrent sans détour leurs propres réactions aux films dans leurs analyses, par une sorte d’auto-empirisme. Il est vrai que l’expérience du cinéma, comme celle de tout art ou de tout spectacle, est toujours, avant tout, une expérience subjective. Voilà pourquoi le livre de Charyn débute par ces phrases : "C’était il y a un an, peut-être un peu plus. Je regardais le film de minuit sur la chaîne HBO : USS Alabama de Tony Scott (1995), un polar catastrophe situé à bord d’un sous-marin." Les choses sont claires, en un sens : bien davantage qu’une étude objective-analytique des films du cinéaste, c’est un portrait "charynnisé" de Tarantino qui nous est proposé. L’aspect autobiographique peut évidemment constituer un outil pour percer la surface protéiforme d’une œuvre assez complexe, qu’on ne peut sans doute pénétrer qu’en adoptant dès le départ un certain point de vue.
Ainsi, après une description du film de Scott (au scénario duquel Tarantino a participé), Charyn en vient à l’essentiel de son propos : cette séquence surréaliste dans laquelle, à bord d’un sous-marin nucléaire où se décide l’avenir de l’humanité (rien que ça), les deux personnages principaux se lancent dans une digression sur les chevaux lipizzans. Absurde ? Non. USS Alabama, film marqué par le style industriel-léché de son réalisateur Tony Scott, vient soudain, selon les termes de Charyn, d’être "tarantiné", aussi sûrement que s’il avait été lourdement torpillé. Il s’agit donc de l’histoire d’un homme qui phagocyte les films des autres par sa personnalité protéiforme, relatée par un autre homme qui phagocyte les personnalités de ses objets d’études. Le point de départ de la boucle est une autre boucle.
Monsieur Cinéma
Ceci étant dit, Charyn doit affronter un réel problème : comment aborder un cinéaste aussi inclassable que Tarantino ? Comment traiter son parcours atypique sans tomber dans tous les poncifs traditionnels ? Le plus évident de ces poncifs consiste à considérer, par exemple, les vidéoclubs américains comme d’improbables viviers de cinéastes, après l’émergence de Quentin Tarantino et de Kevin Smith qui y ont tous deux travaillé. Or, il est utile de rappeler, comme le fait Charyn, que les parcours de ces deux trublions du 7e art, par ailleurs très différents l’un de l’autre, représentent des exceptions dans un milieu – celui des cinéphages – où les génies ne sont pas légion. L’engouement pour les vendeurs de vidéo n’aura ainsi duré que le temps de l’apothéose de Tarantino et de son compère Roger Avary, co-scénariste de Pulp Fiction ; engouement qui répondait aussi à la défiance passagère, au début des années quatre-vingt-dix, à l’égard des grands réalisateurs sortis des universités californiennes – Spielberg, Lucas, Scorsese, Coppola – soumis aux diktats hollywoodiens après avoir été, au début des années soixante-dix, les "indépendants" des studios. "[Tarantino] a créé un ouragan autour de lui, un champ de force qui a entraîné les employés du vidéoclub et autres allumés qui voulaient faire un film", écrit Charyn . Cette mise au point constitue un excellent prélude à une compréhension nouvelle de l’œuvre du cinéaste, lequel n’a certes pas intégralement découvert son talent entre les murs du Video Archives de Manhattan Beach.
Charyn travaille comme un journaliste, et ainsi il s’ingénie avant tout à déconstruire les mythologies diverses qui polluent son sujet. Il nous apprend, ou nous rappelle, que Tarantino, constamment armé de carnets et de feutres rouges, a toujours écrit des scénarios, et qu’avant de se lancer dans la réalisation il a longtemps caressé le rêve de jouer la comédie, prenant notamment des cours avec la troupe de théâtre de James Best. Cependant, le jeune homme se rend rapidement compte qu’il aime moins être dirigé que diriger lui-même ; quand le professeur lui demande de jouer, lui pense en termes de mise en scène. L’énergumène s’adapte néanmoins bien aux planches, moins au travail d’équipe. Il choisit assez vite d’écrire ses propres histoires, et d’essayer de les réaliser lui-même. Mais qui voudra de ses scénarios décalés et violents ?
Si Charyn gomme certaines légendes, c’est pour mieux en créer de nouvelles. A partir d’esquisses de biographie (enfance aux côtés de sa mère, rencontres imprévues, psychologie gentiment tourmentée) et de questionnements légitimes, le journaliste se fait alors essayiste et développe une théorie en forme de double paradigme. Premier principe : Tarantino est comme un éclatant soleil autour duquel tournent indéfiniment ces planètes que sont producteurs, scénaristes, comédiens, compagnons de route divers. La "galaxie" Tarantino s’est constituée au fil des années en attirant, par sa force de gravité propre, les personnalités extérieures dans son giron lumineux.
Second principe : Tarantino lui-même est une planète dont l’orbite elliptique croise celle de nombreuses personnalités culturelles avec lesquelles Charyn construit des analogies parfois discutables. Le jeune cinéphile est successivement mis en parallèle : avec Lewis Carroll, pour l’aspect quasi-infantile de son psychisme ; avec James Ellroy, pour son univers culturel et ses obsessions ; avec Orson Welles, lorsque Charyn compare les genèses de Pulp Fiction et Citizen Kane, et les places respectives des deux réalisateurs dans le panier de crabes hollywoodien. Faut-il y voir une façon de remuer les références institutionnelles – Welles surtout – pour y conquérir cette légitimité qui manquerait encore à Tarantino ?
Quant aux personnalités effectivement croisées par Tarantino, elles semblent n’exister que pour permettre à ce dernier de grimper les échelons de la gloire et de la reconnaissance. Elles apparaissent dans l’essai de Charyn comme les personnages péripétiques des tragédies grecques, surgissant à point nommé pour libérer une situation désespérément bloquée. Un exemple : son scénario de Reservoir Dogs en poche, Tarantino le confie au jeune producteur Lawrence Bender avec un ultimatum de quelques mois. Alors qu’il essaie en vain de trouver des financements pour ce film marginal, hors des clous, et alors que les chances s’amenuisent de pouvoir un jour le produire, Bender croise miraculeusement la route du comédien Harvey Keitel. Keitel adore le script. L’acteur fétiche des premiers films de Scorsese s’insère dès lors dans la galaxie Tarantino ; à la fois planète et étoile, il devient la caution vivante du futur cinéaste et lui offre de faire ses preuves. Rideau.
Conjonction de ces deux paradigmes, la thèse de Charyn pourrait se synthétiser de la manière suivante : Tarantino était une sorte d’objet lumineux lancé dans l’Univers du cinéma, avec une probabilité infinitésimale d’atteindre son but. Et pourtant, le voici. Il est donc finalement moins question de comprendre l’œuvre du cinéaste que de révéler les contours du contexte culturel qui l’a vu émerger et s’épanouir.
Espace positif
Mais en dehors des ressources de la psychologie de bazar, cette démarche n’offre de prises sur le cinéma de Tarantino qu’à travers un discours en grande partie empirique. Quand Charyn s’intéresse de près aux films du cinéaste, lorsqu’il en propose une analyse personnelle, sans faire appel à des référents théoriques ou critiques extérieurs – Manny Farber, Larissa MacFarquhar, etc. – il révèle son incapacité à autonomiser son regard, à étudier les films pour eux-mêmes, sans les replacer systématiquement dans leur contexte historico-culturel. Les résultats auquel il parvient ainsi ne sont certes pas toujours dénués d’intérêt ; mais l’on aimerait qu’il existe davantage de moments d’analyse textuelle pure, qui sont parmi les plus intéressants de l’ouvrage, comme lorsque Charyn détaille avec soin ce leitmotiv tarantinesque du "bruit de fond", cette manière qu’ont les personnages de déblatérer sans cesse des histoires dénuées de sens qui constituent des "riffs mélodiques", faisant de Tarantino un artiste d’abord sonore.
Cette méthode devient néanmoins discutable lorsque Charyn abandonne la théorie pour faire appel à ses seules sensations de spectateur. Illustration de ce travers, sa description de la fameuse scène de torture de Reservoir Dogs : Michael Madsen y découpe en musique l’oreille d’un policier. Charyn nous renvoie donc aux sensations éprouvées par les spectateurs devant cet instant de pure cruauté : celles des critiques – il cite Ella Taylor – et les siennes propres, universalisant son exemple à tous. Il en va de même pour ces séquences de Kill Bill volumes 1 et 2 qu’il qualifie de "catastrophique" (le combat entre Uma Thurman et Vivica A. Fox) et "grotesque" (l’allocution de David Carradine sur Superman), dans un geste de pure appréciation subjective qui paraît ici un peu gratuit. Au-delà de ces "premières impressions", on regrettera l’absence de véritable travail critique vis-à-vis des œuvres, les carences analytiques, la promesse non-tenue d’une véritable exploration des formes et des obsessions du cinéaste. Il est vrai que le long monologue de Kill Bill 2 peut agacer les amateurs de combats gore, en cela particulièrement sustentés dans le premier volume ; mais cette scène possède aussi sa propre signification, que Charyn n’essaie même pas de faire émerger.
Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que Tarantino (en version anglaise : Raised by Wolves : The Turbulent Art and Times of Quentin Tarantino) est moins un essai sur son art du cinéma qu’une simili-(auto)biographie culturelle : on y parle moins des films que des rapports aux films. C’est sans doute pour cette raison que Charyn, à mi-chemin de son ouvrage, entérine l’idée, exprimée par Tarantino en personne, qu’il n’est pas tant un cinéaste qu’un "homme de cinéma", un cinéphile avant tout, qui s’arrêtera un jour de faire des films et s’en ira ouvrir les portes de son propre cinéma dans un coin tranquille des Etats-Unis ; ses films deviendraient alors, pour reprendre l’expression de MacFarquhar citée par Charyn, "une parenthèse dans les cent années qu’il aura vécues comme dingue de cinéma" . La conviction de l’auteur est sans doute que les images tournées par Tarantino en disent de facto moins sur lui que sa manière de les construire et de les distribuer dans un espace historico-culturel. Pourquoi pas ? Il reste que tout lecteur qui aime qu’on lui parle avant tout des films, et ce de manière rigoureuse, devra guetter la parution d’un autre ouvrage sur ce cinéaste-là.