Une biographie "empathique" de Jean-Louis Bory.

 

Qui l’ignore encore? Des enjeux mémoriels plus qu’historiques ou historiographiques gouvernent désormais les politiques de publication des éditeurs, ce qui vaut au lecteur curieux d’heureuses surprises, au hasard des tables des libraires. La réédition d’une biographie de Jean-Louis Bory par le journaliste Daniel Garcia est à verser au chapitre de ces joies inattendues. De l’écrivain et critique disparu en juin 1979, la mémoire mérite en effet d’être cultivée. Sa signature se retrouve dans des magazines dont l’histoire a pris valeur d’épopée, comme L’Express des années 50, Le Nouvel Observateur lancé autour de Jean Daniel en novembre 1964, ou encore Arts, où il succéda comme critique de cinéma à François Truffaut. Mais l’auteur de Mon village à l’heure allemande qui reçut le prix Goncourt en décembre 1945, s’illustra plus encore, pour le grand public, dans les joutes radiophoniques qui l’opposaient à Georges Charensol sous la raison sociale du Masque et la plume. Le nom de Jean-Louis Bory renvoie enfin à l’écho médiatique que reçurent les combats pour la reconnaissance du droit à la différence ou à l’indifférence pour les homosexuels ; combats conduits dans les années 70 par des mouvements comme Arcadie, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) ou le Groupe de libération homosexuelle   . Jean-Louis Bory n’admit-il pas publiquement son homosexualité dans une démarche qu’on peut considérer comme militante, lors de l’émission radiophonique " Campus " en 1970, puis dans un article publié par le magazine Accord en 1972, sous ce titre : " Oui, je suis homosexuel "?

Au-delà de l’intérêt qu’inspire le personnage, son existence se présente comme un point de rencontre entre histoire des intellectuels, histoire des media et histoire du genre. L’absence de travail éditorial autour de la biographie de Daniel Garcia, republiée sans correction 18 ans après sa première parution, en est d’autant plus regrettable. Ce défaut gêne la lecture, notamment quand l’auteur livre un propos daté sur l’insuccès de la Gay pride en France   .

Naissance de l’intellectuel médiatique

Jean-Louis Bory naît en banlieue parisienne, au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une famille de la classe moyenne – son père est un pharmacien de village et sa mère enseigne comme institutrice. Il effectue des études secondaires brillantes, qui lui ouvrent la voie de l’hypokhâgne et de la khâgne au lycée Henri IV, à Paris : l’historien Jean-François Sirinelli a souligné dans sa thèse d’Etat le rôle que ces classes préparatoires littéraires, à la fois conservatoires de traditions et écoles de liberté, avaient joué dans l’éveil à la politique de la jeunesse cultivée des années 1930   . Contrairement à un Maurice Genevoix, qui devait devenir son ami et dont l’entrée définitive à l’Ecole normale supérieure fut seulement retardée par la Première Guerre mondiale, Jean-Louis Bory renonce définitivement, après un premier échec, à se présenter au concours de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm au lendemain de sa mobilisation en septembre 1939. Sa réussite à un autre concours, en 1945, lui permet toutefois de rejoindre les rangs de cette République des agrégés qui, après Edouard Herriot et Edouard Daladier, ne devait plus guère fournir au pays de responsables politiques de premier rang. 

C’est par la littérature que le jeune (26 ans) récipiendaire du prix Goncourt 1945 vient à la critique. Et qu’il glisse progressivement de la critique littéraire à la critique cinématographique. Il n’est pas interdit de voir dans cet itinéraire un témoignage du sérieux croissant avec lequel le cinéma, loisir populaire dès les années 20 et 30, est considéré par les milieux intellectuels français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais la coïncidence entre la naissance de la cinéphilie   et l’activité critique de Jean-Louis Bory ne doit pas être mésinterprétée. L’agrégé de lettres défendait en effet une "approche affective" de la critique et "était d’ailleurs méprisé par la critique "criticisante" et regardé comme un amateur par la "clique" des Cahiers du cinéma", comme l’écrit Daniel Garcia de façon sans doute un peu définitive   . Là où l’érection du cinéma en "loisir sérieux" ou en objet d’étude pouvait apparaître comme une démarche novatrice, Jean-Louis Bory tenait donc une position critique plus "traditionnelle" dans les années 60. Le brillant de sa plume et l’éclectisme de ses choix lui gagnèrent toutefois une audience toute particulière auprès du public des salles obscures, sans que sa qualité de "prescripteur" puisse réellement être mesurée. 

Jean-Louis Bory invente surtout, avec quelques autres, un nouveau modèle d’intellectuel dans les années 60-70 : l’intellectuel médiatique. On entend par là une personnalité engagée – Jean-Louis Bory signa le manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, en 1960 – , souvent à gauche, dont les prises de position sur des questions de société s’appuient moins sur une œuvre ou sur une quelconque expertise que sur ses apparitions régulières dans les media. Loin de nous l’idée de porter un jugement en l’espèce ! Mais ce serait faire preuve de mauvaise foi que d’écrire que les prises de positions de Jean-Louis Bory en faveur des droits des homosexuels, dans les années 70, s’appuyaient sur son œuvre littéraire. La question de l’amour entre personnes du même sexe y était certes abordée, mais avec une pudeur et une prudence supérieures à celles d’un Proust ou d’un Gide, par exemple. Non, c’est bien le critique du Masque et la Plume que les Français virent parler d’homosexualité dans Les Dossiers de l’écran, le 21 janvier 1975, lui encore qu’ils entendirent affronter un psychiatre "fou d’intolérance" dans une émission radiophonique de Philippe Bouvard en avril 1977   .

  

Un militant tardif de la cause homosexuelle

De tous les combats auxquels il s’associa en apposant sa signature au bas d’un appel, d’un manifeste ou d’une pétition, le grand public retint surtout l’engagement en faveur des droits des homosexuels. La biographie de Jean-Louis Bory éclaire du reste sur ce que pouvait être la vie d’un "homme qui aimait les hommes" dans la France de l’après-guerre. Difficile néanmoins de considérer sa vie comme exemplaire  à cet égard. Le jeune adolescent connaît ses premières expériences amoureuses avec des garçons au lycée d’Etampes, dans une atmosphère très éloignée des Amitiés particulières   . Il a surtout la chance de rencontrer très tôt une oreille bienveillante chez son professeur de français et de latin, Alain Bourgeois. Cet enseignant, qui devait appartenir à l’équipe des collaborateurs de la revue Arcadie  après la Deuxième Guerre mondiale, proposa alors au jeune Jean-Louis Bory une manière de programme de lectures en forme d’invite à l’acceptation de soi. Il s’agissait là d’une chance que beaucoup d’homosexuels ne connaissaient – et ne connaissent – pas. La vie privée de Jean-Louis Bory, que rythment des relations de durées longue ou moyenne et où la sexualité est vécue de manière épanouie, confirme l’impression que cet homosexuel-là a assumé sa différence d’une manière très favorable et presque confortable pour l’époque. Entouré d’amis ou de relations qui "partageaient ses goûts", il évoluait dans un milieu où les plus conservateurs – Maurice Genevoix ou Paul Morand par exemple, qui furent ses amis – s’en accommodaient tant bien que mal. Pourquoi, dès lors, verser dans un "militantisme" qui ne rencontrait pas encore l’évolution de la société quant aux mœurs ? Il se tint à sage distance d’Arcadie, revue créée par André Baudry à la fin 1953, et qui défendait en France un programme "réformiste" et "assimilationniste", autour de l’idée que " les relations entre individus de même sexe dépassent le seul aspect sexuel   ". Jean-Louis Bory ne chercha pas non plus à se rapprocher de "glorieux aînés" qui, à l’instar de Marcel Jouhandeau ou Henry de Montherlant, vivaient leur homosexualité comme un autre nom du péché.

Son engagement en faveur de la "cause homosexuelle" ne prit forme qu’au lendemain de la crise de mai 1968. Jean-Louis Bory s’imposa alors progressivement comme une "figure" militante, quelque part entre des précurseurs prudents comme André Baudry ou de jeunes penseurs comme Guy Hocquenghem. Il semble avoir été à l’origine de la formule sur "le droit à l’indifférence" pour les homosexuels et regardait le discours volontairement "subversif" du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) avec un mélange de méfiance et d’amusement. L’attitude de Jean-Louis Bory dans les années 70 correspondait en réalité à un moment de l’histoire des homosexuels en France, où les coming out publics promettaient de faire avancer "la cause". Le"gauchisme culturel" porté entre autres par le quotidien Libération mettait en outre l’accent sur les liens entre vies privée et publique : c’est dans ce contexte que Jean-Louis Bory endossa les habits d’un héraut –et non d’un héros- de la cause des homosexuels.

Un livre utile

Dans une biographie nourrie par l’empathie, Daniel Garcia retrace donc l’existence d’un intellectuel médiatique que sa drôlerie et sa culture avaient imposé auprès du grand public, et qui accepta de tenir le rôle d’"homosexuel de service" dans nombre de débats des années 1970. A l’image de son personnage principal, ce livre aux analyses parfois superficielles finit par emporter l’adhésion et, plus encore, la sympathie.

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr:

- Julian Jackson, Arcadie. La vie homosexuelle en France de l'après-guerre à la dépénalisation (Autrement), par Emmanuelle Loyer.