Pour en finir avec une « histoire sainte » de l’homosexualité.

L’homosexualité aussi a son histoire sainte. Comme le syndicalisme ou le féminisme, elle nourrit un grand récit de l’émancipation dont l’an I, le « Stonewall de l’homosexualité française » serait le scandale du 10 mars 1971, lorsque, en direct à la radio, quelques militants sabotèrent l’émission de Ménie Grégoire consacrée au débat du jour : « L’homosexualité, ce douloureux problème ». C’est le premier coup d’éclat du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), matrice de militantisme gai des années 1970, contemporain du MLF avec qui il partage certains de ses membres, un style politique et l’ancrage idéologique dans les gauchismes post-soixante-huitards. Ce groupe de libération homosexuelle mais aussi l’explosion d’un espace du sexe commercialisé, la naissance d’une presse érotique homo et hétéro s’adressant à un grand public, vont non seulement concurrencer mais complètement effacer des mémoires la richesse et la variété des formes de la vie homosexuelle avant la sortie du placard. Qui sait aujourd’hui que dans les années 1950, rue Béranger, existait un club où les hommes pouvaient danser en toute tranquillité - chose encore interdite ? On s’y retrouvait pour parler, assister à des conférences, à des soirées culturelles, échanger, badiner, éventuellement trouver un compagnon, échapper en tout cas à l’inévitable solitude ou au sexe triste des vespasiennes. Unis par une revue au titre anodin « Arcadie. Revue littéraire et scientifique » publiée de 1954 à 1982, ces homosexuels d’une autre génération inventèrent, chemin faisant, les codes et les valeurs de l’amour homophiles.

L’histoire de l’homosexualité : une histoire connectée

Pourquoi vouloir aujourd’hui décaper l’image caricaturale d’homosexuels honteux pétris de culpabilité catholique et de conformisme bourgeois ? Julian Jackson, historien britannique émérite, plus connu pour ses travaux sur la crise économique, la guerre, l’Occupation ou le général de Gaulle, répond en forme de discrète ego-histoire - il a fréquenté Arcadie lors de sa venue en France à la fin des années 1970 - mais surtout en réaffirmant avec force quel peut être le rôle de l’historien dans un champ d’études aussi foisonnant que miné par les enjeux d’aujourd’hui : contre les conformismes, y compris ceux de la militance bien intentionnée, déplacer les césures, inventer de nouvelles chronologies, faire émerger des paradoxes, des discontinuités - ce que l’auteur appelle « se libérer de la libération gaie » ; s’inscrire aussi dans une historiographie en plein renouvellement qui réfléchit à l’intérieur et à l’extérieur des cadres nationaux   . On parle beaucoup d’histoire connectée, transnationale et l’histoire de l’homosexualité est un exemple patent où la dimension transnationale est essentielle.

Julian Jackson met ainsi en évidence l’importance des liens entre les différents réseaux nationaux, qui font de ce « moment homophile » une étape commune de l’histoire de l’homosexualité européenne et américaine dans les années 1950 et 1960 : « der Kreis » à Zürich, le COC néerlandais, la « Mattachine Society » en Amérique du Nord sont autant de partenaires et modèles d’Arcadie. A la fin de ce moment de l’histoire de l’homosexualité, le voyage aux États-Unis dans les années 1969-70 semble de même devenir un accélérateur des circulations de pratiques et de représentations qui vont brutalement « ringardiser » et finalement enterrer le « jardin secret » des homophiles de l’après-1945.

Des lendemains qui ne chantent pas, ou le long hiver des homosexuels dans la société française d’après-guerre

Mais en attendant, Arcadie est le seul vrai mouvement homosexuel en France pendant une vingtaine d’années. Il opère à l’intérieur d’un double paradoxe que la perspective de longue durée de Jackson permet de saisir pleinement : un paradoxe proprement français d’une homosexualité exceptionnellement légale depuis 1791- jusqu’en 1942, date à laquelle Vichy fait passer une loi dérogatoire, reprise à la Libération (article 331.2) et abolie finalement quarante ans plus tard en 1982-, ce qui n’empêche pas un conservatisme social et un climat d’hostilité culturelle peut-être plus marqués qu’ailleurs, en raison du statut toujours suspect donné aux minorités par le républicanisme hexagonal : deuxième paradoxe, celui de l’éco-système moral de l’après-Deuxième guerre mondiale - où affleure davantage un imaginaire d’affinités délétères entre homosexualité et fascisme/collaboration que la répression dont furent spécifiquement victimes les « triangles roses » sous le nazisme. L’idéologie virile de la Libération, l’obsession nataliste reprise de Vichy, le culte de la famille, la crainte de la délinquance d’une génération grandie sans pères (prisonniers de guerre pour beaucoup), le souci de protéger la jeunesse (motivant la loi de 1949 sur les publications à destination de la jeunesse), tout cela circonscrit une configuration homo-hostile qui se retrouve dans d’autres pays et explique par exemple que la nouvelle RFA ne juge pas utile de supprimer la législation répressive du nazisme concernant les homosexuels. Le consensus libéral d’après-1945 ne met pas la politique du sexe à son programme et de ce point de vue, il est utile de noter que les chronologies de l’émancipation ne sont pas toujours synchrones.

Les paradoxes de l’homophilie

Arcadie, c’est d’abord un homme, André Baudry, socialisé par les jésuites, puis au sanatorium, enfin au séminaire, avant de s’en échapper après une tentative de séduction de son directeur de conscience ! Toute une ambiance, que l’on retrouve dans les romans, célèbres à l’époque, de Roger Peyrefitte, autre membre fondateur d’Arcadie   . De Baudry, on a tout dit : chef charismatique, allure de curé sans soutane, costumé et cravaté. Il incarne le souci honni de la respectabilité bourgeoise et gêne par les bonnes relations qu’il persiste à nouer avec la police des mœurs. Jackson, sans nier cet aspect du personnage - les photos insérées dans le livre parlent d’elles-mêmes- préfère insister sur les contraintes qu’il a dû affronter, la faible marge de manœuvre face à une censure en alerte, la hardiesse, le courage certain (notamment de signer sous son nom), l’opiniâtreté dans le maintien coûte que coûte d’Arcadie en proie au durcissement de la fin des années 1950 et de l’amendement Mirguet   qui permet le nettoyage des rues de Paris, les rafles anti-homos s’ajoutant aux ratonnades dans un même climat de « panique morale » géré par le préfet Papon. La stratégie de « lobbying discret » de l’association, son principe du « droit à l’indifférence », si difficilement compréhensible en nos temps d’affirmation identitaire obligée, dessinent une action, une vision du monde et même un « vécu arcadien » que Jackson tente de saisir avec la subtilité et la délicatesse qui font la marque des vraies œuvres d’histoire.

Entre désir d’intégration et offre d’homo-sociabilité, Arcadie navigue à vue, invente au jour le jour et apparaît comme le lieu de socialisation de plusieurs milliers d’homosexuels de générations différentes   qui y trouvèrent un refuge, un foyer d’échanges et parfois même le bonheur. Les témoignages recueillis par Julian Jackson, qui pallient en partie des archives dispersées, permettent en effet de bigarrer l’héritage et de peindre en couleurs plus contrastées le noir et blanc du placard. Comme le conclut puissamment l’auteur, reprenant à son compte des remarques de Didier Éribon, la « subversion » est un geste situé qu’il faut penser dans son historicité. Et Arcadie fut subversive à sa manière, en ne réclamant pas de droits spécifiques pour les homosexuels mais une reconnaissance comme citoyens à part entière

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr:

- Daniel Garcia, Jean-Louis Bory, 1919-1979 (Flammarion), par David Valence.