Le cinéma serait-il l’inspirateur des "nouveaux écrans" du XXIe siècle ? C’est la thèse des auteurs. Argumentée mais 10 ans trop tard...

Cette fois c’est sérieux. Ce n’est pas la nouvelle charge antimoderne d’un philosophe atrabilaire, d’autant plus méfiant envers l’ordinateur qu’il s’en passe bien, lui. Et que ça ne l’empêche pas d’être intéressant, non ? Ici ce sont deux universitaires respectés qui décident d’interroger un monde moderne qu’ils connaissent bien.

Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue poursuit une réflexion sur la modernité, à travers des ouvrages comme L’Ere du vide, Les Temps hypermodernes ou Le Bonheur paradoxal. Jean Serroy, autre professeur à l’université, spécialiste du théâtre du XVIIe siècle, est également critique de cinéma et l’auteur de la somme : Entre deux siècles. 20 ans de cinéma contemporain.

Ensemble, les deux auteurs abordent une question simple et centrale : que nous réserve la prolifération des écrans ? De plus en plus d’images, de moins en moins de cinéma en salle, la télévision qui marque le pas… Tous ces usages émergents, balbutiants, proliférants… sonnent-ils le glas de l’ancien monde ? Et ils traitent la question à partir de l’art le plus caractéristique du XXe siècle, né avec lui, n’ayant jamais perdu son statut d’art de consommation de masse : le cinéma…


Trois pas de côté

La bonne surprise, c’est que cette question, importante mais un peu bateau, n’est pas traitée de la manière habituelle. Au lieu de nous resservir l’éternel discours sur les jeunes qui ne font pas comme leurs aînés et Internet qui change tout, les auteurs choisissent de faire trois petits pas de côté, trois pas qui changent tout :
1-  au lieu de regarder la frontière mouvante d’Internet, lieu des innovations permanentes mais du devenir peu lisible, ils traitent la question en partant du connu. Ils vont du cinéma (secteur connu, ayant trouvé sa logique économique, ayant une histoire, affecté par de profonds changements) vers les nouveaux écrans (dont le devenir est inconnu).
2- Au lieu de rechercher les généralités brillantes et définitives, ils essayent d’entrer dans la réalité, traitant indifféremment de l’économie du cinéma, de l’histoire du 7e art, des technologies de la diffusion, des salaires des stars, des codes narratifs et de tous les aspects d’un phénomène qu’ils se refusent à traiter comme un simple concept.
3- Au lieu de nous resservir les discours d’école de commerce sur les tuyaux et les contenus, ils intègrent, au cœur de leur réflexion, une analyse de la narrativité propre au cinéma, de ses codes esthétiques, de la nature profonde de son récit.


Une ode cinéphilique

Le parti pris est payant. Au fil des pages, le lecteur entre dans la question cinématographique comme rarement. Chiffres de la production mondiale, évolution de la ventilation des recettes, évolutions des canons narratifs, naissance du "star système"… tout y passe. L’index des œuvres citées référence ainsi près de 400 films qui sont mobilisés, presque à chaque page, à l’appui de la démonstration. Le livre explore des thèses originales, à travers un point de vue inusité… ce qui ne nous empêchera pas de le contester dans ces lignes.

Mais revenons un peu sur la démonstration des auteurs, qui s’articule en trois temps.

La première partie, "Logiques de l’hypercinéma" pose la représentation des auteurs. Précise et argumentée, elle peut cependant se résumer simplement : la période actuelle, qui voit la fin de l’un de ces cycles formels n’est pas celle d’un affaiblissement du cinéma, mais la naissance d’un nouveau mouvement esthétique, hypermoderne. Trois évolutions la caractérisent : l’hyperbolisation générale (plus rapide, plus spectaculaire, plus violent, etc.), c’est l’image-excès ; la dérégulation, la déstructuration des scénarios, la liberté formelle : c’est l’image-multiplexe ; la citation, la distance ironique, le clin d’œil : c’est l’image-distance. Ces trois évolutions, qui sont trois des formes de la modernité, placent le cinéma en position idéale pour rester un art majeur.

En soutien de cette démonstration, les auteurs accumulent les observations sur cet art inventé, avec la photo, après 25 000 ans au cours desquels l’humanité n’avait connu que cinq formes artistiques, étroitement lié au progrès technologiques et très contraint par ses logiques économiques. On retiendra par exemple que sa démarche artistique – dont les auteurs nous relatent les grandes étapes – ne l’a jamais coupé de foules, il a mûri et s’est complexifié sans que jamais ses "avant-gardes" ne rompent avec le statut d’art de consommation de masse.

La seconde partie, "Néo-mythologies", explore, nombreux exemples à l’appui, les représentations travaillées, tout au long du siècle écoulé, par le cinéma : le "réel" à travers la forme du documentaire, l’histoire, avec laquelle le cinéma devient instrument de construction mémorielle, la société, avec les nouvelles peurs, le marché, et même l’intime…

La troisième partie, "Tous les écrans du monde" propose une description parfois un peu rapide et pesante de "la nouvelle écranocratie", de ce "temps de l’écran-monde, du tout-écran, contemporain du réseau des réseaux, mais aussi des écrans de surveillance, des écrans d’information, des écrans ludiques, des écrans d’ambiance. L’art (art numérique), la musique (vidéo-clip), le jeu (jeu vidéo), la publicité, la conversation, la photographie, le savoir, plus rien n’échappe tout à fait aux filets numérisés de la nouvelle écranocratie." Et il est vrai qu’elle s’accélère, l’histoire des images, depuis que le cinéma a quitté les salles obscures pour entrer dans les foyers (télévision), et y inventer de nouveaux formats, puis s’est répandu sur les DVD, Internet, les téléphones, les consoles diverses, etc.


Le réel imite l’art

Malgré cette profusion, les auteurs en sont convaincus, impossible de proclamer la "mort du cinéma". Non seulement, ils l’ont montré dans la première partie, parce que cet art, hypermoderne, hyperfluide et hyper-rentable (les ventes de produits dérivés compensant largement la baisse de fréquentation des salles) se porte bien, merci. Mais surtout, soutiennent-t-il, parce que le cinéma s’est instillé dans l’ensemble de nos vies, conditionnant désormais nos codes vestimentaires, les relations amoureuses, les codes narratifs des autres médias, l’ensemble des formes de spectacle, les vidéos amateurs et familiales, les codes vestimentaires, y compris le sport, et même, disent-ils en prenant au mot la formule d’Oscar Wilde ("La Nature imite l’Art"), le réel lui-même, nos villes, nos paysages.

Pourquoi cette spécificité ? Parce que le cinéma, à l’heure où les autres formes d’art ont cherché leur libération formelle, la rupture avec leur passé, la rupture avec leur public, la radicalité de l’auto-référencialité, le cinéma ne s’est jamais affranchi de l’exigence narrative, du récit, et qu’il est ainsi devenu le dépositaire du "récit éternel", de la tradition mythologique, au fond.


Et alors ?

Malgré son caractère authentiquement sérieux, qui tranche heureusement avec l’habituel discours sur les médias, le livre n’emporte pas la conviction.

Il y a tout d’abord ses limites formelles. La prolifération des néologismes, des superlatifs et des concepts ad-hoc ("Ecran-monde", "CinéMoi" et "CinéPolis", etc.) n’est pas seulement agaçante à la longue : elle dissimule une véritable approximation de la pensée. Le mouvement général est maîtrisé, et probant, mais le détail est flottant.

Même petit agacement devant les formules excessives. Soutenir, comme Wilde, que la Nature imite l’Art est bien beau. L’appliquer à la lettre en soutenant que le réel, aujourd’hui, imite le cinéma, ressemble au cinéma, est du cinéma, est maladroit. Prendre comme exemple de ce réel la ville de Las Vegas fait sourire. Il y a, de par le monde, des villes plus anciennes construites pour d’autres desseins que la création d’un décor de carton-pâte.

Mais surtout, c’est la thèse générale qui échoue à nous convaincre. Le récit qui nous est proposé sur le cinéma en tant que tel est convainquant : hypermoderne, archicréatif, supertechnique (nous sommes à notre tour contaminés par la manie des superlatifs) il restera, probablement, un art de masse cher au cœur du grand public, capable de proposer des récits de portée universelle. Dont acte. Il frayera sa voie vers les nouveaux écrans et leur proposera des formes, des codes et des héros qui y prospéreront, c’est acquis. L’industrie de l’entertainment deviendra globale et organisera la sortie conjointe d’œuvres, de déclinaisons de l’œuvre et de produits dérivés, le cinéma restera un point haut stratégique, nous en voilà convaincus. Mais faire du destin singulier du cinéma le destin de l’ensemble de l’ "écran global" est excessif. L’information, les émissions "de plateau", les jeux, les échanges personnels, les séries télévisées ont une autonomie narrative. Que des codes s’échangent, s’enrichissent, se répondent est un fait. Qu’ils procèdent tous de la source sacrée du cinéma est moins certain.


Dix ans de retard ?

Et puis surtout, le propos nous semble avoir pris un net coup de vieux avec les évolutions actuelles des réseaux de communication. Il y a dix ans, nous aurions salué ce livre comme essentiel. Mais depuis cette date, les écrans nous proposent des jeux vidéos, c’est-à-dire pour la première fois un art existentiel (on agit) et non pas essentiel (on se projette). Depuis dix ans, les écrans nous proposent Wikipédia et toutes sortes d’œuvres collectives dont nous pouvons être les contributeurs actifs. Depuis trois ans, les écrans nous relient aux autres vies FaceBook, nous permettent de structurer l’information via Netvibes, nous permettent de raconter les micro-événements de nos vies via Twitter, nous permettent de tagger les journaux via Digg… Le récit n’est plus la seule utilité de l’écran global, il n’en n’est sans doute même plus la principale, la création de masse et le dialogue y ont fait leur entrée. Il est quand même dommage que cette dimension soit à ce point absente d’un tel livre.


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Crédit photo : Homies in Heaven / Flickr