Jérôme Fourquet, directeur adjoint du département opinion de l'Ifop, dans sa note Les ouvriers français : Valeurs, opinions et attentes publiée par la Fondation Jean Jaurès, nous propose de revenir sur les attitudes politiques des ouvriers français, en interrogeant les principales représentations du vote de ce groupe social depuis les élections présidentielles de 2002, qui avait vu surgir une forte défiance envers la gauche et une poussée de l'extrême droite.

Ce faisant il poursuit deux objectifs complémentaires : d'une part revenir sur l'évolution du monde ouvrier, dont l'existence a été sinon ignorée du moins minimisée depuis le début des années 80. Ce sont pourtant près de 5 millions de citoyens, dans l'emploi ou au chomage, qui partagent "la condition ouvrière"   . Une décennie plus tard, la question du devenir, notamment politique, des ouvriers "après la classe ouvrière" demeure centrale.
D'autre part, il s'agit de tester à partir des données d'enquêtes récentes la validité des représentations qui attribuent aux ouvriers un attachement nouveau au libéralisme économique et une hostilité prononcée au libéralisme culturel.

Reprenant les travaux d'Etienne Schweisguth, directeur de recherche CNRS au centre de recherches politiques de Sciences Po   , Jérome Fourquet montre que l'existence d'une forte demande d'autorité émanant de l'électorat ouvrier n'est pas une attitude de retour aux formes d'autorités traditionelles, mais davantage une articulation entre la nécessité d'un ordre public et de développement des libertés privées. Par ailleurs, cette demande accrue d'autorité ne renvoit pas à une remise en cause des principes démocratiques ni des institutions mais davantage à la défiance à l'égard du personnel politique et de l'exercice du pouvoir. Toutefois cette attitude de crispation autoritaire n'est pas spécifique au monde ouvrier, elle se retrouve dans de larges pans de la société française (54 % des français déclarant en 2007 qu'il était plutôt ou tout à fait d'accord avec la phrase "il y a trop d'immigrés en France").

Ces éléments d'attitudes politiques sont d'autant plus importants que les enjeux associés au libéralisme culturel tendent à occuper une place croissante dans les choix électoraux des individus.

Cependant cette attitude de fermeture est à nuancer, compte tenu de l'existence d'une forte majorité d'ouvriers considérant que "l'homosexualité est une manière acceptable de vivre sa vie" ou acceptant le principe du droit de vote des étrangers résidant en France. On constate par ailleurs que dans leurs discussions, les ouvriers tendent à accorder moins d'importance que les autres français aux annonces du gouvernement sur le port de la burqa ou les expulsions de réfugiés, ce qui n'en fait pas les cibles les mieux atteintes par la stratégie de communication de l'Elysée dans le cadre du débat sur "L'identité nationale".

 



Sur le plan économique, la valorisation du travail reste importante en milieu ouvrier, malgré la dégradation marquée des conditions d'emplois. En revanche la contestation, y compris violente, face aux comportements jugés inacceptables des entreprises qui licencient avec de faibles indemnités, et ce en période de crise alors que les rémunérations des dirigeants et des actionnaires restent très élevées. La déconnection entre le travail effectué et la reconnaissance tant salariale que symbolique qu'il reçoit sont les éléments de cette radicalisation, dans un contexte de réelle dégradation des conditions de vie des ménages ouvriers   . Ainsi les dépenses pré-engagées représentent une part croissante du budget des ménages et prive un nombre de plus en plus important de familles de l'accès aux loisirs et aux vacances, coincidant avec l'intensité des discussions sur des sujets tels que le téléchargement de musique sur internet et la loi Hadopi.

Revenons sur un élément central de l'analyse : comment aborder, délimiter et définir le monde ouvrier aujourd'hui en France, pour tenir compte à la fois de sa réalité et de sa diversité ?

"Même en cantonnant les catégories populaires aux seuls ouvriers, les lignes de clivage sont nombreuses dans ce milieu et que l'emploi du pluriel pour parler des catégories populaires est nécessaire tant les différences sont importantes."

L'accent est notamment mis sur les changements d'attitudes liées à l'age des personnes intérogées, ainsi que sur les disparités régionales entre les principales zones géographiques du pays. Concernant l'effet de l'age, l'on pourrait s'interroger sur l'existence d'une conséquence spécifique de la jeunesse. D'un autre coté, il semble que ce mouvement de plus forte tolérance aux libertés privées et individuelles ne se trouvent pas que dans le monde ouvrier et soit une caractéristique commune des cohortes les plus jeunes du corps électoral. Cet effet peut aussi être lié à l'augmentation du niveau de diplôme qui concerne l'ensemble de la population et notamment les ouvriers.

D'autres distinctions peuvent émerger du fait de l'évolution des statuts dans l'emploi des ouvriers : montée de l'intérim et des contrats précaires, difficultées de constituer un patrimoine, notamment immobilier, changement de l'organisation des activités professionnelles mettant la relation aux clients au centre de la vie au travail. Autant d'éléments qui sont indirectements liés à l'appartenance générationelle des ouvriers et qui peuvent être des facteurs importants qui jouent en toile de fond pour expliquer les différences d'attitudes perçues en fonction de l'age des enquêtés.

En reprenant les travaux d'Olivier Schwartz, professeur de sociologie à l'Université Paris-V Descarte   , il apparaît que les ouvriers entrant dans l'emploi aujourd'hui ont à la fois perdu une partie de leur cadre collectif de travail, tout en gagnant un accès plus fréquent aux autres domaines de la vie sociale.

 

 

La question de l'évolution des attitudes politiques des ouvriers s'avère donc plus complexe que jamais, dans le contexte d'une crise économique qui touche asymétriquement les différents secteurs de l'économie et met en porte à faux les promesses de campagne de Nicolas Sarkozy sur la possibilité de "travailler plus pour gagner plus" prenant aux pièges des zones industrielles entières comme à Gandrange ou à Clairvoix. Loin des représentations communes, c'est un pan du corps électoral qui évoluent ainsi selon des dynamiques complexes, votant à la fois davantage pour la gauche et davantage pour l'extrême droite, mais où l'abstention joue aussi un rôle central. Malgré leur faible poids dans le "bruit médiatique" du pays, les catégories populaires et les différents segments de l'électorat ouvrier conservent un potentiel d'influence électoral important , bien qu'il soit souvent amenuisé par un affaissement de la participation électorale   .

Si la question du vote de classe, c'est à dire du rapport privilégié des ouvriers avec la gauche reste d'actualité, elle semble se complexifier notamment pour le parti socialiste, qui n'est plus jugé seulement sur ses orientations en matière économique mais aussi en rapport avec l'ensemble des questions de société. Ainsi l'hypothèse selon laquelle la gauche devrait cesser de débattre des enjeux liés au libéralisme culturel pour ne se focaliser que sur les questions économiques semble à écarter. Dans le même temps il est également fondamental de prendre en compte les difficultées sociales réelles rencontrées par les ménages populaires et qui touchent aujourd'hui non plus la périphérie mais le coeur de la société française et plus particulièrement sa jeunesse

 

 

* Jérôme Fourquet, Les ouvriers français : Valeurs, opinions et attentes, Fondation Jean Jaurès, note n° 41.

 

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