Le Laboratoire des Idées organisait mercredi 16 décembre un débat sur l’idée de classes sociales. Les participants livrèrent leur points de vue riches et variés sur une notion enterrée par les sciences sociales dans les années 1970 et 1980, et brutalement remontée à la surface depuis. Christian Paul, président du Laboratoire des Idées, lança le débat autour de trois questions centrales :


1)    Dans quel sens peut-on parler de classes sociales ? Quelle est la bonne lecture de la société française à partir de ce concept ?
2)    Comment décrire aujourd’hui les transformations qui bouleversent la société française, et leurs effets sur la stratification de la société ?
3)    Qu’est-ce que ces clivages par classes produisent dans la démocratie française ?

Le sociologue Camille Peugny, auteur d’un ouvrage remarqué sur Le Déclassement, ouvrit la discussion en décrivant l’évolution des inégalités sociales. Il fit remarquer que la nécessité de ce débat n’était pas le résultat d’une réémergence des classes sociales, qui n’ont jamais disparu, mais d’un retour de cette question dans les sciences sociales. Revenant sur le débat d’une "moyennisation" de la société à la suite des Trente Glorieuses   , Camille Peugny indiqua quelques critères qui permettent d’affirmer que les inégalités sociales augmentent aujourd’hui, tels que l’augmentation continue des plus hauts revenus, une hausse de l’espérance de vie moyenne plus forte que celle des ouvriers, et un élitisme renforcé des grandes écoles en comparaison avec les 3è cycles universitaires. Aujourd’hui, la peur du déclassement et du chômage et la crispation envers les exclus minent la mobilité sociale. Il est donc de plus en plus difficile de réconcilier les exclus et les classes populaires qui ont un travail, car  ils n’ont plus de conscience de classe en commun. Le problème consiste en grande partie à savoir à qui l’on s’adresse lorsqu’on parle des défavorisés. En effet, 80% des Français, d’après des enquêtes récentes, se diraient membres des classes moyennes. Parle-t-on donc aux classes moyennes qui croient l’être, ou aux classes populaires qui le sont objectivement ?

Le débat continua avec l’intervention de deux autres sociologues, Isabelle Coutant et Yasmine Siblot, coauteures avec Marie Cartier et Olivier Masclet d’une enquête sur les attitudes politiques des habitants d’un quartier pavillonaire de Gonesse, au nord de Paris   . Elles présentèrent le travail de terrain qu’elles ont mené pendant trois ans pour tenter de comprendre comment votent les habitants, pour la plupart issus des classes populaires, ayant accédé à la propriété. Elles ont constaté que l’assimilation de la propriété privée et du vote à droite était loin de se vérifier. Le vote de ce quartier inhabituellement enclin à aller voter était, sur le long terme, partagé entre la droite et la gauche. Selon elles, le vote à droite et à l’extrême droite d’une partie de ces habitants s’explique par une attirance pour le discours stigmatisant l’assistanat, et une vision triangulaire de la société : il y a « eux » les riches au-dessus de nous, et « eux » les assistés en-dessous de nous. Ce constat faisait valoir encore une fois la désarticulation du lien social entre les « petits » et « petits-moyens ».

Enfin, les politologues Gael Brustier, coauteur de Recherche le peuple désespérément   , et Stéphane Rozès ont finement resitué ces problèmes sociologiques dans le cadre des discours et représentations politiques qui les accompagnent. Le premier exhorta le Parti Socialiste à abandonner la sociologie minoritaire des « villes-centres » pour réintégrer la dimension spatiale de la société française dans ses perspectives. Le second rappela pourquoi c’est une erreur de penser que les Français ont adhéré aux thèses économiques libérales. La pensée majoritaire à son sens est antilibérale économiquement et se retrouve dans une part de la population conservatrice profondément attachée à l’engagement de l’Etat dans le marché. L’idée de Marx selon laquelle la fin du capitalisme signifierait une rupture du salariat avec les rapports sociaux se trouverait aujourd’hui inversée. Ce serait le salariat qui voudrait maintenir les rapports sociaux par crainte du déclassement, et ce serait les cadres, mobiles et transnationaux, qui permettraient le développement des forces productives. C’est ainsi que le discours de Nicolas Sarkozy en 2007 aurait trouvé un écho favorable au 1er tour des élections présidentielles   à travers son articulation du distinct et du commun. Ce discours jouait les imaginaires des uns, « la France qui se lève tôt », contre celui des autres, « les assistés, les exclus ». Cependant, pour Stéphane Rozès, les exclus en tant que classe sociale n’existent pas puisqu’ils se définissent toujours positivement vis-à-vis des autres. Ce qui nous renvoie à la difficulté pour la gauche de parler clairement de (et à) ceux qu’elle cherche à rassembler derrière elle.


Cette soirée fort stimulante intellectuellement donna à donc à réfléchir aux militants venus nombreux écouter des enseignements qu’on regretterait de ne pas retrouver dans les discours politiques de leurs dirigeants