A l'occasion de l'hommage national rendu à Jacques Chirac, Nonfiction republie la critique de ses Mémoires.
Jacques Chirac n’a pas encore rendu les armes. Malicieusement maquillé en Mémoires, son dernier ouvrage n’est rien d’autre que son dernier livre de combat. L’ancien président n’a pas résisté au plaisir de revenir une dernière fois dans l’arène, de frapper, sourire aux lèvres, des adversaires déjà à terre. Plutôt que de (se) raconter, d’ériger patiemment sa statue pour l’Histoire, l’homme préfère répondre aux médisances du temps présent. Contredisant l’ambition du titre (« Chaque pas est un but », citation de Goethe), l’ouvrage se détourne de l’exploration dense, contemplative des évènements, pour ne livrer qu’une succession ininterrompue de faits et de dates. Sur le fond, le lecteur se contentera d’une litanie de convictions plutôt que de pensées. L’ancien chef de l’Etat compose ses mémoires avec son alacrité habituelle; et, dans un ultime pied de nez aux amateurs de psychologie politique, livre un Jacques Chirac que tous connaissent, rétif à l’exhibition, se nourrissant volontiers du discours des autres : aussi impersonnel que possible. Le « je » mis à part, l’ouvrage a tout des qualités et des défauts de la biographie de circonstance : myope, court-termiste et plus politique que littéraire.
Le pouvoir et la vie
Non, Jacques Chirac ne rend pas les armes. Pourrait-il en être autrement? Cet "homme qui ne s’aime pas" fuit une ultime fois les regards du public et refuse la contemplation d’une existence passée, figée. Il ne s’agit que d’une demi-surprise - ou, pour l’historien, d’une demi-déception : Chirac n’a jamais vécu que pour le combat. On imaginait mal en mémorialiste, prenant la pose –et de la distance-, le dernier condottiere de la Ve République. Jacques Chirac est prisonnier d’une quête perpétuelle de mouvement. Dépendance tragique à l’action, qui transforme le grandiose conquérant en roi fainéant.
Comment cet homme-là aurait-il pu livrer d’authentiques mémoires, de ces tombeaux littéraires où l’auteur tâche, tant bien que mal, d’accorder sa mort à la vie environnante? Que l’on observe le Pouvoir et la Vie : Valéry Giscard d’Estaing y glissait ce qu’il faut d’amertume, d’humilité, d’orgueil aussi, pour dresser en majesté le tableau d’un mortel en lutte avec l’Histoire. Les Mémoires sont des lieux de rencontre, de retraite, au double sens du terme. Une alchimie particulière des contrastes, entre vanité et vraie grandeur, qui explique que les plus grands mémorialistes aient connu l’échec véritable. Retz, Chateaubriand, de Gaulle, Bonaparte, tous ont contemplé de l’extérieur la « chaîne des temps ». Exil, défaite, ostracisme : il faut prendre du champ pour contempler l’immense corps de l’Histoire en marche. Rien de cela dans le récit de Jacques Chirac. Le fondateur du Rassemblement pour la République (RPR), enfant chéri de la victoire, pressé d’agir comme ses quarante ans de carrière ininterrompus en témoignent, récuse encore toute finitude, refuse de quitter la scène, éternel prisonnier du point de vue du vainqueur.
Rastignac n’était-il que Fabrice ?
Le lieutenant en poste à Souk-el-Arba, en Algérie, près de la frontière marocaine, en avril 1956, le chargé de mission de Georges Pompidou à Matignon à partir de la fin 1962, le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1976) puis de François Mitterrand (1986-1988) ne sont qu’une seule et même âme, « simple et droite », ballotée par le cours des événements. Cette course après l’écume du temps laisse rêveur. Chirac, souvent dépeint en Rastignac n’était-il, tout bien pesé, qu’un Fabrice del Dongo, jeune homme trop empressé qui voit le combat sans y rien entendre ? Qu’il assiste par hasard au sabordage de la flotte à Toulon le 27 novembre 1942, signe l’appel de Stockholm lancé par le Mouvement mondial des partisans de la paix en 1950, vende l’Humanité-Dimanche devant l’église Saint-Sulpice, à Paris, combatte en Algérie, rencontre le général de Gaulle, l’homme semble sans état d’âme, racontant ce qu’il voit, ce qu’on lui dit, jamais ce qu’il ressent. Plume à la main, Jacques Chirac reste pressé. Ne s’attarde pas. N’interroge guère ce qu’il a vécu. Qu’on juge par le sort réservé à la campagne victorieuse de l’élection présidentielle du printemps 1995 : traitée en cinq pages… La période clef, qui court du 12 avril au 7 mai 1995, est même exécutée en vingt lignes. Quant au sacre proprement dit, avec onction du suffrage universel, ce vertige de l’accomplissement, nous n’en saurons strictement rien. Le récit de « son » élection expédié, Chirac disserte aussitôt sur ce qu’il estime être les devoirs d’un président de la République, terrain sûr dissimulant les abîmes intérieurs, les petites lâchetés et les grandes trahisons, trame d’une certaine vie politique. Ce 7 mai 1995, Chirac est enfermé dans son bureau de l’Hôtel de Ville. Il entend la clameur de la foule, mais impose le silence à ses propres tumultes.
Dissimulation, fuite, désincarnation : le vide du propos est également celui du style. Mais est-ce vraiment l’ancien président qui tient la plume ? On le sait peu doué pour l’exercice. La collaboration de l’historien Jean-Luc Barré est discrètement avancée, sans plus d’éclaircissement. Le résultat ? Un style trop oral, lisse et sans aspérité. C’est un autre qui semble raconter Jacques Chirac. Chaque pas doit être un but s’appuie plus souvent sur les images médiatiques de la course éperdue de Chirac vers le pouvoir que sur son propre vécu. Cela nous vaut des passages attendus, n’apportant rien de neuf à l’histoire du temps présent, sur la vidéo désastreuse de sa démission de Matignon à l’été 1976, sur son duel télévisé avec François Mitterrand, perdu sur un regard, de 1988, sur la photo avec Jean-Marie Le Pen en 1989. C’est parfois jusqu’aux expressions que Chirac emprunte aux autres. Dans un moment de fausse confession, il écrit ainsi : « J'ai soigneusement [laissé] penser que je n'avais pas d'autres passions que les romans policiers et la musique militaire ». Sont-ce là les mots de Chirac, où ceux que des journalistes comme Christophe Barbier, Eric Zemmour, ou encore Raphaëlle Bacqué « collent » depuis longtemps à l’ancien maire de Paris ?
Exit la politique
Jacques Chirac ne sait décidément pas parler de Jacques Chirac. Ses faux mémoires traduisent cette fuite hors de lui-même, qui le pousse à habiter, à toute force, la légende d’un autre : celle d’un homme d’Etat digne en tout point, tel que l’aurait prétendument souhaité les Français. Celle d’un homme d’Etat dans la norme, raisonnablement banal, humain. Ce grand prédateur se nie, et se coule dans un costume infiniment trop lisse pour lui. C’est un peu Murat voulant être Coty. Entendu ainsi, l’on comprend mieux les silences et les raccourcis de l’ouvrage. Tout ce qui relève de la tactique politique est systématiquement minimisé.
Exit par exemple l’incroyable « hold-up » sur l’Union des démocrates pour la République (UDR) en décembre 1974. Jacques Chirac n’en dit rien : nous n’entendons que les rires des dupes, ces « barons gaullistes » qui ont pour noms Olivier Guichard, Jacques Chaban-Delmas ou Roger Frey. On ne saisit rien, ou trop peu, des ressorts intimes de l’aventure, des sueurs froides du manœuvrier, qui abat toutes ses cartes dans une partie de poker à l’issue incertaine.
Exeunt la trahison fondatrice de la campagne présidentielle de 1974 à l’encontre d’un Jacques Chaban-Delmas à peine évoqué, ou l’échec de Valéry Giscard d’Estaing sept ans plus tard. Oui, nous dit Chirac, le fameux dîner avec Mitterrand et Edith Cresson a bien eu lieu. C’est pour nous expliquer aussitôt que de telles pratiques ne relèvent de la courtoisie républicaine... Non, Chirac n’a pas pleuré excessivement la chute de Valéry Giscard d’Estaing : « la défaite d’un homme est rarement une perte irréparable ». Quand à s’expliquer précisément sur les basses œuvres du RPR entre les deux tours – ce fameux courrier de Philippe Dechartre à en-tête du RPR, appelant à voter Mitterrand… Initiative individuelle d’un ancien mendésiste ou coup monté ? Ce n’est pas ici que nous en aurons l’explication.
Exit l’atmosphère enivrante des campagnes. Rien de sensible sur ces déploiements partisans, ces superbes mises en branle des appareils au bénéfice d’un seul homme, ces mois de doutes et d’espoirs. Silences frustrants d’un homme qui ne semble pourtant exister que dans ces instants de révolution pour rire, de fébrilité et d’exaltation.
Les manœuvres sombres, culottées, indécentes, brillantes enfin, où l’homme politique donne la mesure de son habileté – et celle de Chirac fut grande - sont tues. C’est bien dommage, car la course folle de l’intéressé à travers quarante ans d’histoire ne vaut que par ces mille coups d’éclat.
Il arrive à l’occasion que ce costume par trop lisse craque. Un Chirac plus personnel affleure, ça et là. Les piques adressées à Valéry Giscard d’Estaing et Edouard Balladur sont de cet ordre : on comprend que leur affrontement fut autant celui des habitus que des ambitions. Les mots de Jacques Chirac nous font toucher du doigt l’irréductible altérité des trois hommes, la haine froide que peut vouer un homme souvent humilié, d’origine obscure sans être modeste, à ces grands bourgeois, alliant supériorité de caste et supériorité de l’esprit. « C’est un idiot qu’on mènera », semblent dire les deux altesses, aussi dupées que Thiers par Louis-Napoléon. Comme on brûle un ancien amour, Chirac prend un plaisir féroce à ridiculiser l’un et l’autre ; Giscard et ses manières de roitelet vaniteux, Balladur et sa préciosité emprunte de fausseté. Récurrentes, ces attaques en deviennent parfois déplacées. Témoignant de son affection pour François Mitterrand, Jacques Chirac indique que le « sphinx » était également homme à partager une promenade en sous-bois, au contact de la terre et d’une nature paysanne, là où Edouard Balladur aurait renâclé à souiller ses escarpins. In cauda venenum. Les ressorts de l’ambition, les failles du tempérament apparaissent ici à nu, ici et ici seulement, dans ces passages anecdotiques. Sans doute sont-ce les seuls instants de vérité d’un récit linéaire, où Chirac, plus que jamais, court loin de lui-même, trop incorporé à l’Histoire pour en voir les perspectives. Jacques Chirac n’est pas et ne sera jamais un « nageur entre deux rives », éternellement partagé entre Ancien et Nouveau monde : à travers ses mémoires, il revendique une fois de plus (la dernière ?) son appartenance au présent, la vita activa. Plus soucieux de faire l’Histoire que de faire de l’histoire.