Une réflexion sur les liens, les hiatus, et le nécessaire ajustement entre les théories de la guerre juste et les pratiques actuelles

La doctrine de la guerre juste a d’abord été l’œuvre des théologiens avant d’être celle des théoriciens du politique ou du droit. Ce n’est donc pas dans le droit mais dans la sphère de la morale et de la religion qu’elle s’est initialement élaborée. De Saint Paul à Suarez, en passant par Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin et Vitoria, les critères de la guerre juste se sont petit à petit conceptualisés, pour parvenir principalement au nombre de six : 1°) une autorité légitime ; 2°) une juste cause ; 3°) une intention droite ; 4°) un dernier recours ; 5°) un moyen proportionnel ; 6°) une chance raisonnable de succès. Il est évident alors que les guerres modernes, alors même qu’elles se revendiquent "propres" et du "zéro mort", ont sensiblement fait voler en éclats ces principes. L’autorité légitime (souveraineté du prince) est mise à mal par l’autorité onusienne, multilatérale, si bien que la souveraineté d’État doit parfois s’effacer devant la gouvernance et la souveraineté des États membres de l’ONU. L’intention droite est mise à mal par la controverse sur l’universel et la réalité amère de la "sélection" dont font preuve les démocraties lorsqu’elles décident de privilégier tel conflit plutôt qu’un autre. La cause juste renvoie au délicat problème des conflits des intérêts. Quant aux questions de l’ultima ratio, de la juste proportionnalité ou de celle de l’espérance de victoire, l’avènement de la guerre préventive (prima ratio), des armes de destruction massive et de la stratégie du chaos achève de démontrer toute l’ambivalence dont font preuve les nouvelles guerres du XXIe siècle.

Cette question de la guerre préventive, Ariel Colonomos la reprend dans son dernier ouvrage, pour tenter d’interroger ses prétendues légitimité et illégitimité et mettre l’accent sur la place de la prévention dans l’évolution des doctrines politiques, militaires et morales soulignant le tournant du 11-septembre   . Est-il si sûr que la prévention soit la fille de l’unipolarité et de la toute puissance des États ? Ou faut-il au contraire dissocier ce qui serait une "action préventive conciliatrice" d’une "action préventive agressive", pur avatar d’une stratégie de conquête classique ?

Ariel Colonomos rappelle tout d’abord l’ambivalence même qui teinte la notion de prévention : "le terme même de prévention est chargé de sens politiquement et moralement contradictoire. En matière de sécurité intérieure, la prévention est opposée à la répression, elle est une démarche progressiste. En vue d’une meilleure santé et par analogie bien au-delà des hôpitaux, ne vaut-il mieux prévenir plutôt que guérir ? Et puis la prévention des conflits est aussi une forme bienveillante de puissance : intervenir quand il est encore temps de désarmer les probables futurs belligérants. La guerre préventive pourtant brouille les cartes. Sur elle ne place pas l’auréole de la sainteté, elle n’est pas pour autant et a priori synonyme d’iniquité. Que dire d’emblée ? Elle remet en question une vieille opposition, la différence et la symétrie entre guerre offensive et défensive. Elle absorbe aussi un air du temps qui a sa propre complexité"   .

Comment définir alors la guerre préventive ? "La guerre préventive est menée par un État qui craint de ne plus pouvoir se maintenir dans une situation de prédominance ou, surtout dans le cas d’une guerre préemptive, de ne pas pouvoir survivre s’il ne prend pas les devants face à un ennemi, qui dans un futur quasiment immédiat, proche ou lointain, l’attaquera s’il n’agit pas"   . Pour illustration, la guerre de 1967. Israël n’est pas sans savoir que son armée est bien plus puissante que celle de Nasser et que par conséquence celui-ci n’est pas en mesure d’attaquer. Pour autant, les signaux qu’envoie régulièrement Nasser obligent Israël à anticiper et à mobiliser systématiquement ses troupes. Partant, ses dépenses militaires pèsent sur son économie et la perpétuelle mobilisation de ses troupes épuise son armée. Par là même Israël peut voir de la part de l’Égypte une stratégie d’usure ou d’érosion qui lui permettra à terme de l’attaquer plus sûrement. "Si l’on suit cette interprétation, Israël a été forcé de rentrer en guerre. […] Les intentions cachées des Égyptiens font de ce conflit une fausse guerre préemptive et une guerre préventive forcée dont la responsabilité incombe à l’attaqué qui compte sur l’indécision et la faiblesse de son ennemi"   .



Alors bien sûr tous les États ne peuvent choisir l’option de la guerre préventive car le choix de celle-ci est conditionné par une nécessaire avancée technologique en matière de science et de moyens militaires. Par ailleurs, la guerre préventive est devenue l’apanage des démocraties alors qu’elle a été longtemps perçue comme antagoniste. Aujourd’hui, la prévention la plus légitimée est celle qui se présente comme le modèle de la guerre contre le terrorisme   . Mais la prévention démocratique n’est-elle pas simplement le nom politiquement correct de l’équation qui consiste, pour un État, à minimiser ses pertes et maximiser sa sécurité (à défaut de sa puissance)   .

L’action préventive des États-Unis, même si elle peut s’avérer unilatérale, marque néanmoins si ce n’est une humanisation de la guerre, du moins un "adoucissement des conditions de la mort", même si l’expression paraît inappropriée. Pour autant, nul ne peut nier que l’amoralité qui définissait l’armée américaine lors du conflit au Vietnam a disparu et que la souffrance des civils est désormais un principe intangible.   . La scission entre l’opinion américaine et l’État a d’ailleurs été historique, et même celle qui les a opposés lors du conflit irakien était sans comparaison. En ce sens, la guerre préventive ne peut se satisfaire d’une stratégie du chaos. Précision, prévision et prévention, trois mots d’ordre pour un même processus de légitimation   . Plus l’offensive sera ciblée et technique, plus elle sera justifiée. "La justification de la guerre préventive se conjugue au futur antérieur. C’est une temporalité bien particulière, le présent se projette dans un futur forgé par la conviction de la justesse alors même que prime l’épaisse incertitude du brouillard de la guerre. […] La justification de la guerre préventive est une justification a priori qui pose les termes d’un calcul hypothétique, les contrefactuels futurs, et présuppose audace et intuition"   .

L’ouvrage d’Ariel Colonomos montre bien que la doctrine de la guerre préventive n’est pas seulement une synthèse ou un hybride de l’offensive et de la défensive. Elle ouvre une troisième voie qui renvoie tout autant à la politique interne d’un État qu’à sa politique étrangère, sans oublier leurs articulations plus ou moins vertueuses avec la politique internationale. En ce sens, la géopolitique de la guerre s’est considérablement complexifiée. "L’usage de la force préventive est un exercice politique et militaire où s’estompent les différences entre sécurité intérieure, action concertée des États contre des forces transnationales et guerre entre États. Le militaire se fait policier et traque les criminels, le policier est invité dans l’arène de la grande politique internationale"   . Enfin, le pari de la guerre réitère la vieille sentence pascalienne – "Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste". Deux critères alors prévalent pour légitimer la guerre préventive : la recherche d’un bien commun pour le plus grand nombre et le fait que la situation qui résulte de l’intervention est meilleure que celle qui prévalait avant l’intervention   . En somme, si la guerre préventive n’est pas nécessairement juste et justifiée, elle n’en demeure pas pour autant injustifiable.
 

 

* A lire sur nonfiction.fr:

Un entretien d'Ariel Colonomos avec Cynthia Fleury à propos de son ouvrage.