Un petit livre riche et précis qui fait le point sur les perspectives qui s’offrent à la recherche biblique

         Thomas Römer, professeur de Bible hébraïque à la Faculté de théologie et des sciences des religions de l’Université de Lausanne, est entré au Collège de France au début de l’année 2009. Le présent livre, intitulé Les Cornes de Moïse, expose le premier cours du théologien allemand dans sa Leçon inaugurale  du  5 février 2009. Comme le rappelle une brève introduction de l’éditeur, la Leçon inaugurale, solennellement prononcée en présence de ses pairs, est l’occasion  pour le professeur " de situer ses travaux et son enseignement par rapport à ceux de ses prédécesseurs et aux développements les plus récents de la recherche. "
 

        Ladite leçon s’ouvre sur l’évocation de la figure fondatrice de Moïse sans lequel  " on n’aurait jamais eu de Bible ". Thomas Römer se demande pour quelle raison le rédacteur du chapitre 34 du livre de l’Exode a imaginé un Moïse cornu descendant du mont Sinaï. Prenant à contre-pied l’idée reçue selon laquelle saint Jérôme aurait commis dans sa Vulgate une erreur de traduction en donnant au terme hébreu " qaran " le sens de " cornes ", le théologien entend plutôt souligner la pertinence d’une telle traduction en la replaçant dans le contexte socio-historique du Proche-Orient ancien. Comprenons que ces cornes sont, selon lui, l’expression de la force divine qui se communique à l’homme, autrement dit dans le cas présent l’expression d’" une proximité inégalée entre Yahvé et Moïse."


      Si Thomas Römer a choisi de placer au début de sa Leçon l’anecdote des cornes de Moïse et d’en faire le titre même de son cours, c’est que cette courte étude illustre parfaitement l’orientation que le professeur entend donner à ses recherches bibliques. Après avoir ainsi retracé brièvement l’histoire de la recherche biblique depuis Jean Astruc au dix-huitième siècle inventant la théorie documentaire   jusqu’ à la découverte des tablettes ougaritiques du site d’Ougarit-Ras Shamra en 1929 en passant par la recherche historico-critique   née à la fin du dix-huitième siècle et l’orientation comparatiste d’un Alfred Loisy   , Thomas Römer souligne en définitive la nécessité pour le bibliste de considérer  le texte biblique à la lumière des autres textes antiques du Proche-Orient.
 

     Que l’étude de la Bible soit étroitement liée à la recherche historique, c’est ce que la Leçon inaugurale du théologien se plaît à souligner avec force : celui-ci revendique, plus que jamais, devant " les explications fantaisistes " de certains médias ou les assauts répétés d’interprétations fondamentalistes, la nécessité d’une solide formation biblique, aussi bien au niveau scolaire qu’au niveau personnel.  On mesure ici les implications intellectuelles d’une telle pensée : pour qui veut  se donner les moyens d’appréhender en partie la complexité de notre monde, l’étude et la connaissance de la Bible (toujours relative bien entendu si l’on considère l’extrême richesse du texte) se révèlent indispensables mais une telle démarche doit renoncer à juger le texte sacré  à l’aune d’une supposée Vérité au profit d’une approche essentiellement historique.


         Même si un Ernest Renan avait déjà exploré l’approche historique et scientifique de la Bible, certaines de ses études ne parvenaient  toutefois pas toujours à se départir de cette orientation souvent inféconde  qui cherche à déterminer la valeur spirituelle du texte biblique   . La recherche biblique depuis une trentaine d’années semble s’être réellement engagée dans la voie d’une approche historique. " Je reste convaincu que l’intelligence de la Bible passe par le travail de l’histoire " affirme Römer, se proposant ainsi dans la seconde partie de son cours d’évoquer les perspectives de la recherche biblique. Une des premières pistes qui s’offre  aux chercheurs, selon lui, est la remise en cause, via notamment les nouvelles découvertes archéologiques   , de l’historiographie biblique   . Il s’agit en fait pour l’auteur de " repenser l’histoire d’Israël et de Juda " car la Bible est " le résultat d’un effort théologique et éditorial de réunir, à l’intérieur d‘une même bibliothèque, des traditions et des rouleaux d’époques diverses, véhiculant des idéologies différentes voire contradictoires. "   ).


      Cette Leçon inaugurale, en dessinant les perspectives de la recherche biblique, permet au lecteur de cerner le statut du texte biblique     en ce début de XXIème siècle : si les historiens peuvent l’utiliser dans leur recherche,  il ne constitue pas pour autant un document historique mais bien un vaste réseau d’écrits théologiques dont la fonction identitaire et politique apparaît de plus en plus nettement. Soulignons encore une fois qu’il ne s’agit pas pour la recherche biblique de  se prononcer sur la valeur spirituelle du texte mais plutôt de mettre à jour l’intention théologique et le contexte socio-historique qui ont présidé à l’élaboration des textes. Ainsi, l’exégèse contemporaine tend à  considérer que la plupart des livres de la Bible, dans la version où ils nous sont parvenus, ont été rédigés après l’exil (Vème av. J.C. et après). C’est dans cette perspective par exemple que la figure de Moïse, mise en parallèle avec celle du roi assyrien Sargon, a pu être chargée d’une forte fonction identitaire par un peuple qui, privé de ses racines  géographiques (la Judée) et théologiques (le Temple), a cru bon de mettre en avant dans un texte une figure fondatrice, fédératrice et salutaire pour le peuple juif.


        En définitive, la Leçon inaugurale de Römer montre bien comment la recherche biblique se situe à la croisée des chemins (socio-historique, archéologique, mythique, éthique…) et comment elle ne peut réellement progresser que si elle travaille en réseaux et de manière interdisciplinaire. La création d’une chaire intitulée " milieux bibliques " révèle sans aucun doute à elle seule  - et pour le plus grand bonheur du théologien car " c’est tout le croissant fertile qui a, d’une  manière ou d’une autre, contribué à la formation de la Bible hébraïque "- la volonté d’orienter la recherche biblique dans une perspective résolument ouverte à tous les domaines de la recherche.