Voici un ouvrage qui présente des cas cliniques où la déprise sociale serait au cœur de la problématique, mais dont les discussions y font peu référence.
Le livre
"Situations subjectives de déprise sociale" est donc le titre de cet ouvrage qui propose la transcription de la présentation de cas cliniques lus et discutés lors des "Conversation 2008" de l’Ecole de la Cause Freudienne. Cette Conversation 2008 fait suite à des réunions de travail en région, avec principalement les membres des ACF. La première partie de l’ouvrage présente ainsi des cas cliniques, et la seconde les discussions qui ont suivi lors de ces Conversations 2008.
L’expression
Jacques-Alain Miller, animateur de ces conversations, précise que cette "expression" de déprise sociale a été adoptée par le Conseil d’Administration de l’UFORCA en 2007-2008 pour qu’elle puisse "à la fois être entendue dans le langage courant et interprétée de façon diverses". A cela, il précise que ce syntagme commence à agglomérer un certain nombre de significations. Par ailleurs, il rattache cette expression à Jacques Lacan qui a écrit que "le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont le langage se situe et s’imprime, se situe sur ce qui grouille, à savoir l’être parlant".
Lors de sa communication, Uberto Zuccardi Merli nous donne sa définition de la déprise sociale : "Le syntagme déprise sociale est une notion clinique qui réunit des traits essentiels du symptôme contemporain : pousse à la jouissance sans limites, chaos identificatoire, absence de père – tant symbolique que réel –, rejet de l’autorité, extrême difficulté à créer un lien, un transfert avec un sujet supposé savoir. …/… La déprise sociale est liée à l’excès, qui, lui, dérive de la prise de l’Autre maternel sur le sujet. A la force de l’emprise maternelle, correspond la déprise dans le champ social".
Ainsi, la déprise sociale est donc une "notion clinique" et non sociologique. Et en effet, ces conversations sont principalement des analyses de cas cliniques, sans perspective sociologique ou anthropologique. Là où la psychanalyse voit des situations de déprise sociale, la sociologie verrait des situations où au moins l’un des quatre liens sociaux (lien de filiation, lien de participation élective, lien de participation organique, lien de citoyenneté) est, pourrait-on dire, en pleine prise. Paradoxe, contradiction, complémentarité… ?
Les cas.
Après la lecture de ces sept cas cliniques, et non pas six comme annoncé dans la quatrième de couverture , le titre du livre interroge : à qui appartient cette subjectivité énoncée sur la déprise sociale ? A la personne dont on raconte la vie, ou bien au psychanalyste qui choisit d’en faire le récit sous cet angle et d'y voir une déprise sociale là où le sociologue ne serait peut-être pas aussi catégorique ?
Aussi, comme le syntagme de déprise sociale n’est pas clairement définit et qu’il est quelque chose qui permet d’agglomérer des significations diverses, cela permet aux discussions de quitter le social pour revenir à la clinique, certes avec pertinence et intérêt pour le lecteur, mais souvent sans grande proximité avec le social.
Car ces cas présentés ici ne racontent pas l’histoire de personnes sans domicile fixe, sans abri ou sans emploi. Ce ne sont pas des gens qui auraient lâché prise avec la société, des gens marginaux… Non, ce sont des personnes salariées, étudiantes, célibataires ou mariées qui, hors du fauteuil ou du divan du cabinet du psychanalyste, semblent mener une vie en prise avec le social malgré quelques aménagements ou difficultés particulières, que ce soit ponctuellement ou de façon stable. Serait-ce là cette déprise sociale dont il est question ?
Des pistes à explorer ?
La bibliographie est limitée aux publications de l’Ecole de la Cause Freudienne et à Lacan, ce qui est curieux pour un livre qui mêle psychanalyse et social. Le texte fondateur de ce concept, de filiation lacanienne, est donc le "Séminaire sur La Lettre volée" de Jacques Lacan . Jacques-Alain Miller précise que, dans ce texte, Lacan parle de la prise du symbolique sur l’organisme humain. De là, un pas est fait vers le social et donc la question de la prise ou de la déprise sociale d’un sujet. C’est un petit ou un grand pas qui est fait, selon qu’on soit psychanalyste ou sociologue.
On peut aussi regretter que les cas choisis pour illustrer cette déprise sociale soient aussi peu marqués alors que l’Ecole de la Cause Freudienne a un passé plus proche que cela avec des personnes en situation de précarité ou d’exclusion, donc probablement avec des positions de déprise sociale plus nettes pour le lecteur. On pense aux consultations dans les CPCT.
D’autre part, on peut s’interroger sur les raisons qui font que le social est pensé par la psychanalyse dans sa forme de déprise sociale (forme négative) alors que la sociologie serait certainement plus mesurée dans son interprétation des cas présentés dans ce livre.
Malgré ces remarques concernant l'aspect social, cet ouvrage reste un livre intéressant et pointu pour les psychanalystes, psychologues et psychiatres soucieux d’une clinique du sujet tenant compte de sa singularité et non d’une clinique de la case à cocher dans un formulaire.
Enfin, si la transcription de la discussion donne l’illusion au lecteur d’être assis aux côtés des membres de l’ECF, elle permet d’abord de suivre, dans une sorte de work in progress, l’élaboration théorique qui se dégage de chaque cas.