Dans cet ouvrage, F. Fischbach témoigne de l'existence d'une philosophie qui exprime dans la théorie des enjeux politiques à travers la "question sociale".
On peut s’interroger sur le statut de la philosophie sociale en posant d’emblée la question suivante : de quels courants de pensée se différencie-t-elle ? D’une réflexion tendant, semble-t-il, à réhabiliter l’État de droit, l’humanisme philosophico-politique, et les idéaux politiques que Marx aurait qualifiés d’ "idéologiques" (destinés à masquer les antagonismes de classe) ce dont témoigne l’influence de La Théorie de la justice de John Rawls. Mais, souligne Franck Fischbach, rien n’autorise à réserver des analyses de type normatif à l’espace juridico-politique et à éluder cette même normativité quand il s’agit du social. Le retour à la philosophie politique classique n’est donc pas innocent. Volontairement polémique, Franck Fischbach soutient que les apologues des droits de l’homme ont fini par faire de l’État une peau de chagrin et de l’objectif de "sauver les banques" un impératif prioritaire. Le seul avantage de ce recours à une idéologie néo-libérale implicite, c’est que l’illusion justifiant l’installation du camp de Guantanamo et les guerres meurtrières en Irak - respectivement au nom du Droit et au nom du Bien - a fait son temps et engendré finalement le "réarmement contemporain de la critique sociale". Il n’est plus possible de prétendre scotomiser le marxisme ou de contester l’impact des sciences sociales sur le discours philosophique. Ainsi, l’interrogation sur une vie humainement acceptable devient aiguë, contre la tendance dépolitisée et dépolitisante à traiter techniquement des problèmes sociaux et politiques. Emmanuel Renault dans L’Expérience de l’injustice signalait déjà le divorce existant entre le langage politique et certaines expériences d’injustice sociale, et la difficulté, pour la philosophie elle-même, à penser l’expérience de l’injustice plus qu’à définir normativement la justice.
Quel impact les sciences sociales ont-elles sur la philosophie et comment cette dernière, à son tour, les féconde-t-elle ? Question dont l’approfondissement conduit à une définition possible de la "philosophie sociale", et dont l’École de Francfort, avec Max Horkheimer, avait fourni les prémisses. Il faut d’ailleurs remarquer que, stricto sensu, la philosophie sociale française n’existe pas, alors que le "Sozialphilosoph" n’est pas inconnu des Allemands. Axel Honneth, dans La Société du mépris, atteste pourtant du peu de visibilité de la philosophie sociale dans l’espace germanophone, supposée soit abriter toutes les spécialités orientées vers la pratique, soit servir de complément normatif à une sociologie qui procède empiriquement… Le terme, selon Franck Fischbach, n’a d’ailleurs pas bonne presse, y compris chez les sociologues, et se signale par son imprécision (il s’agirait d’une "vision sociale" des choses). On peut néanmoins identifier l’objet et la question cruciale que la philosophie sociale nous soumet et nous adresse : "Qu’est-ce qu’une vie mutilée, dégradée, aliénée ?", et non plus "Qu’est-ce qu’une vie réussie ?" Finalité redoublée par et dans l’œuvre d’Axel Honneth lorsqu’il déclare que cette nouvelle "théorie critique" a pour priorité de "définir et d’analyser les processus d’évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquées ou des perturbations, c’est-à-dire des "pathologies du social" " (Ibidem).
Ainsi spécifiée, la philosophie sociale tend à se distinguer de la philosophie politique antique, comprise par Aristote comme condition d’une "vie bonne", l’éthique conduisant au politique ; à se démarquer également des tentatives de "récupération" néo-kantiennes, et du combat mené par certains sociologues contre le marxisme de la IIIe Internationale. Elle incarne en effet plus que tout autre champ le dilemme politique majeur qui mine la pensée sociale et la divise : du réformisme ou de la révolution, quel parti adopter ? Ne traduit-elle pas de façon privilégiée ce que Louis Althusser appelait "la lutte des classes dans la théorie" ?
C’est ainsi le rapport entre société civile et État (déjà soulevé par Hegel), entre le social et la (le ?)politique, qui devient la figure décisive de cette philosophie enracinée dans le XVIIIe siècle, attentive à la naissance de nouvelles populations, de masses et de classes inédites, et dont la dimension sociale est confirmée par Auguste Comte - puisqu’il s’agit de promulguer le "jugement social" contre l’ "examen personnel" - par Saint-Simon et, enfin, par Marx lui-même, le philosophe qui a "réinjecté concrétude et naturalité" dans une société composée désormais d’individus naturels et affectés, voire souffrants, selon les termes d'Emmanuel Renault et d'Axel Honneth. En souscrivant à l‘ "ontologie relationnelle" de Marx, fondatrice des rapports sociaux, il est possible, selon Franck Fischbach, de repérer individuation tout autant que désindividuation aliénante pour l’homme vivant en société (La Production des hommes, Marx avec Spinoza). Où l’on constate que la philosophie sociale ne fait pas abstraction de la question du Sujet ni de la subjectivité, lors même qu’elle en effectue la critique, pour rendre compte de la charge qualitative de l’existence individuelle et sociale, dont la "puissance d’agir", pour reprendre un terme spinoziste, ne prend sens que dans le monde social.
Il existe cinq critères pour spécifier la philosophie sociale.
1) Elle reconnaît une autonomie à la société et à la vie sociale, pense par conséquent l’idée de "contrainte" et de "règle sociale", à l’instar de la sociologie à laquelle elle s’apparente sans se confondre avec elle.
2) Elle s’inscrit elle-même dans un contexte social et se définit par là même comme "philosophie pratique", en ce qu’elle vise (à la différence de la philosophie morale et de la philosophie politique) une transformation sociale, soit "pédagogiquement" (sachant que "c’est la société qui tient l’école et non pas l’inverse"), soit en acte, avec pour horizon une société "moins malade" et plus rationnelle.
3) La philosophie sociale diagnostique ce qui ne va pas dans ce qui est, reproduisant le geste de Kant dans Qu’est-ce-que les Lumières ?
4) Elle se charge d’évaluer et de critiquer l’existant, en particulier en repérant les "développements manqués" de la vie en société (selon l’expression d’Axel Honneth), sans se soumettre pour autant à des présupposés normatifs.
5) La philosophie sociale veut identifier et désigner ses destinataires, ou encore les agents susceptibles de "relayer socialement son point de vue" et, en théorisant "un intérêt à l’émancipation" (Jürgen Habermas), se révèle le porte-parole des dominés (cf. également Jacques Rancière in La Nuit des prolétaires, et Le Philosophe et ses pauvres).
Ce à quoi tient manifestement Franck Fischbach, dans cet ouvrage, c’est à témoigner de l’existence d’une philosophie souvent occultée au motif qu’elle exprime dans la théorie des enjeux proprement politiques, à travers le surgissement de "la question sociale". En politisant le social et en refusant de concevoir le politique sous la forme exclusive du juridico-formel, la philosophie sociale ne peut passer sous silence, répétons-le, son rapport aux sciences sociales ; il n’est pas impossible qu’elle se reconnaisse dans La Misère du monde de Pierre Bourdieu, et qu’elle se sépare dans le même temps de la sociologie des "experts", tant sa finalité n’est pas de "traduire" relégation, précarisation sociale et déni de reconnaissance dans la langue philosophique, mais de donner à voir et à penser une situation vécue par les individus : "Le grand avantage de la philosophie sociale sur les sciences sociales me semble précisément tenir au fait que, ne mettant pas en œuvre un langage technique d’experts, elle est capable de s’articuler directement au langage ordinaire dans lequel se formulent les raisons de ceux qui luttent contre les conditions de leur domination."(Manifeste pour une philosophie sociale).
Franck Fischbach se distancie ainsi autant d’une certaine représentation du "social" - critiquée par Nietzsche et par Heidegger – et entérinée par certains sociologues (L’Invention du social, ouvrage de Jacques Donzelot) que d’une philosophie politique insensible aux concepts d’aliénation, de réification, de lutte pour la reconnaissance etc. Que vaudrait une sociologie qui ne serait pas nourrie des concepts forgés par la philosophie sociale, et une philosophie sociale étrangère aux investigations pratiquées par les sciences sociales ?
Dans le sillage de l’École de Francfort, Franck Fischbach assigne une fonction éminemment critique à la philosophie sociale, doublée d’une vocation heuristique, au contact des sciences sociales. Il se confronte, vers la fin de l’ouvrage, à des objections majeures, et tente de les "dissoudre" : la philosophie sociale n’entretient-elle pas une forme de "substantialisme" inavoué en se fondant implicitement sur des valeurs éthiques (liées à l’idée d’une auto-réalisation de soi dans la société etc.) ? L’auteur répond en précisant que peu importe le contenu de cet "idéal régulateur" (à forte connotation kantienne) dans la mesure où la critique politico-sociale procède d’une anthropologie amenée à définir "les conditions sociales minimales d’une articulation sans contrainte des idéaux de vie de l’être humain" (Charles Taylor, Les sources du Moi. La fondation de l’identité moderne). On retrouve donc la critique du Sujet et d’un moi premier "par rapport aux fins qu’il défend". Dans le même ordre d’idées, la notion de "pathologie du social" n’alimente-t-elle pas une certaine normativité récusée a priori par la philosophie sociale mais réintroduite subrepticement ? C’est Jacques Rancière, en l’occurrence, qui met à la question ce présupposé : le philosophe doit-il opérer une "critique-clinique" (à l’instar du médecin- philosophe nietzschéen) et suggérer des thérapeutiques sociales ? Si tel est le statut de la critique sociale, les dominés ne subiront-ils pas à nouveau le discours de l’Autre, celui d’un Maître qui aurait perdu sa féconde ignorance ? Bref, la visée émancipatrice de la philosophie (sociale ou pas …) aurait dans ce cas disparu.
Un suspens final suscitera la lecture de ce Manifeste pour la philosophie sociale, et incitera à consulter et à lire les autres ouvrages de l’auteur dont l’ "interprétation" du marxisme se révèle profondément originale