Retour sur des textes clefs d'Horkheimer, fondateurs d'une épistémologie et d'une théorie de la connaissance.

Max Horkheimer appartient à l’École de Francfort, dont on peut fixer l’apparition en 1923, mais qui prit véritablement forme en 1950,  lors du retour en Allemagne de l’Institut de recherches sociales (Institut für Sozialforshung), exilé en Europe et aux États-Unis pour les motifs que l’on peut supposer – l’avènement du nazisme –  et avec lequel elle finit par se confondre. Selon Paul-Laurent Assoun   , on mesure l’identité de l’École de Francfort à son orientation désormais explicitement philosophique (et visible dès les années 31, sous l’égide de Max Horkheimer qui en prend la direction), malgré la volonté d’intégrer l’empiricité et la factualité propres aux sciences sociales. Et c’est à ce niveau, précisément, que l’on repère l’enjeu des textes proposés dans cet ouvrage publié aux éditions  Payot.

Disséminés de 1930 à 1970, les textes en question s’arriment sans ambiguïté à une conception matérialiste, à laquelle Max Horkheimer  ne cesse de faire référence, pour fonder une épistémologie et une théorie de la connaissance susceptibles de rendre raison du rapport entre théorie et pratique du point de vue social et politique. La difficulté de lecture tient probablement à la plasticité et au caractère incisif de la pensée de l’auteur, assumant avec constance la dimension critique de ses propos et détournant par là des tentations totalitaires de la raison.

Les textes rassemblés ici constituent-ils une rupture radicale avec le marxisme ? Il va de soi que La théorie critique hier et aujourd’hui (1970) assimile, sous le même nom de  "Führer", Hitler, Mussolini et Staline.  L’État autoritaire (1942) préfigurait déjà la distance prise envers la bureaucratie soviétique et l’institutionnalisation des partis de masse. La critique n’est pas sans faire penser à Marcuse, et, indirectement aux autres théoriciens de l’École de Francfort : T. Adorno, W. Benjamin, E. Fromm (le dernier étant psychanalyste).  On repère au passage combien les analyses conduites par certains de ces penseurs et par Horkheimer lui-même sont loin de  "surdéterminer" l’économie ( à l’instar du marxisme), mais s’interrogent plus avant sur  la  "question du rapport entre la vie économique de la société, le développement psychique des individus et les transformations dans les régions culturelles,(…)"   , projet original qui signale l’importance que revêtent les contributions freudiennes et la psychanalyse pour l’Ecole de Francfort.

L’ensemble des textes présentés réaffirme cependant,  jusqu’à une époque identifiable par le lecteur, une position matérialiste irréfragable : considérations épistémologiques, morales, idéologiques et sociopolitiques sont toutes rapportées aux critères spécifiant le matérialisme et le distinguent de la  "pensée bourgeoise". Horkheimer réfute en particulier l’assimilation du marxisme aux sciences humaines, récuse une extension illimitée du concept d’idéologie – ce que Marx lui-même a refusé, selon lui – qui aboutirait à englober le matérialisme historique lui-même, le privant de son soubassement théorique. Or, la théorie résiste à la totalisation idéologique sans qu’il soit besoin de  "scientificiser" la philosophie et il devient nécessaire à Horkheimer de s’expliquer sur le statut de la  "philosophie sociale" et de la théorie matérialiste de la société définies comme  "’l'assemblage de connaissances qui provient d’une praxis précise et de la position de buts déterminés". Postulat qui génère toute la critique de l’idéalisme philosophique et de l’empirisme lui-même (suspecté de constituer l’envers du rationalisme dogmatique) et de l’irrationalisme vitaliste, voire mystique. Dans ce contexte, Hegel demeure la pierre de touche : n’a-t-il pas introduit dans la pensée le moment critique et la nécessité de la médiation ? Mais sa philosophie ne souffre-t-elle pas, par ailleurs, d’une stagnation dans l’identité, au mépris des contradictions quasi insurmontables qui traversent la réalité sociale et opposent les hommes ?  Que l’agir reflue sur la pensée, que les transformations sociales ne soient pas sans impact sur la conceptualisation,  voilà la pointe fine des analyses de Horkheimer qui pourfend jusqu’au scepticisme de Montaigne et règle son compte à la logique formelle traditionnelle, ainsi qu’au néopositivisme du Cercle de Vienne.

C’est ainsi une  "théorie durcie par l’expérience" que retient Horkheimer, condition pour une vérité qui vaut pour celui qui la profère comme pour celui qui la contredit ! Parce que la théorie et la praxis sont liées, le matérialisme fonde la vérité sur une possibilité de  "vérification". Là se joue toute la problématique matérialiste, sa difficulté même : est-il en effet possible que le contenu doctrinal se révèle  "juste", malgré les errements de la pratique historique et sociale, question lancinante pour un marxisme conséquent ? Selon quels critères  vérifier  la justesse de la théorie et légitimer l’action ? Horkheimer traite la problématique en soutenant que la  clarté théorique (rendue opérante grâce aux matériaux des sciences sociales) se lie indissolublement à la praxis ; "la vérité est un moment de la praxis juste", affirme-t-il. Pour synthétiser une réflexion autrement nuancée,  disons que Horkheimer cherche à produire une théorie de la société qui conduise à une connaissance critique de l’état du monde et engendre un ordre plus rationnel et plus humain, théorie en principe capable d’identifier son origine et ses présupposés – dimension proprement réflexive – et dont le lien avec une réalité sociale conflictuelle et avec la praxis est revendiqué sans relâche.

Vers la fin de sa vie, Horkheimer  admet que grâce à la théorie critique on pouvait  "dire ce qui était mauvais dans la société de l’époque, mais  on ne pouvait pas dire ce que serait le bien". L’idée fondamentale, précise Horkheimer, demeurant que seule une société meilleure pouvait instaurer les conditions d’une pensée vraie et non l’inverse, ce qui ne laisse pas de suggérer des problèmes philosophiques aigus.

Qu’en est-il à présent ? Marx avait tort sur de nombreux points - souligne-t-il -  et n’avait pas prévu (on songe à M. Foucault et à G. Deleuze) le surgissement d’une société de contrôle, d’un monde totalement administré, et Horkheimer manifeste là une intuition remarquable dont on constate - de son propre aveu - qu’elle provoque en lui désenchantement et nostalgie,  comme ont pu le susciter les autres  "avatars" historiques du marxisme.

Le  matérialisme est-il donc impuissant à maintenir la  "stabilité" de la théorie, exposée aux modifications socio-historiques et condamnée, semble-t-il, à se relativiser elle-même, en vertu de ses propres présupposés ? Si c’est le cas, n’est-ce pas confondre matérialisme et historicisme ? On ne peut que reconnaître à Horkheimer la volonté théorique de résister à l’abâtardissement de la pensée, mise à mal par les rationalisations totalitaires, par une instrumentalisation utilitariste, loin de sa vocation première : non pas constituer une doctrine de l’action (révolutionnaire) mais plutôt rendre raison de la tension entre sujet et objet, concept et réalité, théorie et praxis, sachant que  "rien sur la terre ne peut justifier plus longtemps la violence si ce n’est l’abolition de la violence"