Voyage dans Berlin, vingt ans après la chute du Mur, en compagnie de quelques-uns des acteurs de la vie locale. Une ville au miroir de ses habitants.

"Villes en mouvement" : le titre de cette collection des éditions Autrement semble se prêter merveilleusement à Berlin, ville détruite, reconstruite, divisée, sans réel centre géographique, redécouvrant perpétuellement de nouveaux territoires. C’est donc tout naturellement que sort, ce mois-ci, au milieu des commémorations fêtant la chute du Mur, un ouvrage dans cette collection, consacré à la capitale allemande : Berlin. Quoi de neuf depuis la chute du Mur ? de Claire Laborey. Se dessine au fil des pages le portrait d’une ville à travers les rencontres de quelques-uns de ses habitants, certains connus, comme le romancier et star DJ Vladimir Kaminer ou la chorégraphe Sasha Waltz, d’autres moins   .

Date anniversaire oblige, l’exercice prend une coloration particulière ici puisqu’il permet également d’établir un état des lieux, vingt ans après la chute du Mur, des changements que ce bouleversement géopolitique a entraînés dans une ville, jadis enclavée, qui retrouve son statut de capitale. Il y est question tout autant de la chute du Mur en tant que telle et de ses répercussions sur le paysage urbain (fracture est/ouest, anciens no man’s land devenus friches et zones de creux) que de l’extraordinaire ouverture des possibles que cet événement a semblé promettre.

Berlin, pendant les premières années de la Réunification, est devenue un gigantesque terrain de jeux dans lequel tout semblait pouvoir être réinventé. De nombreuses personnes croisées au fil des pages de ce livre soulignent ce fait et se sont d’ailleurs installées dans la ville à cette époque. Clubbers transformaient d’anciens abattoirs et des bâtiments administratifs désertés en lieux de fête mythiques. Artistes en mal d’inspiration et d’espace s’installaient dans cette ville aux loyers dérisoires. Curieux venaient se frotter à la frontière et aux traces que l’histoire avait laissées. Architectes tentaient de bâtir une nouvelle métropole européenne sur les ruines de la guerre et des divisions. Atmosphère d’euphorie et de liberté. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Telle est la question qui sous-tend l’ensemble de ces courts témoignages – 4 à 5 pages le plus souvent – qui prennent la forme d’interviews ou  de portraits, chacun centré autour d’une  thématique (urbanisme, rapport à la mémoire, vie nocturne…).
 


Berlin ist sexy  

Berlin, indéniablement, continue d’attirer. Français, Espagnols, Italiens, étaient nombreux présents au pied de la Porte de Brandebourg pour les commémorations de la chute du Mur. Les avions, le week-end, sont remplis de touristes qui veulent goûter à la vie nocturne des clubs électro mondialement célèbres. Et il suffit simplement de citer le nom de cette ville pour s’attirer des regards débordant d’enthousiasme. Qui y est allé, veut y retourner au plus vite, voire y vivre.

 

 

Pourquoi Berlin suscite-t-elle cette envie ? Il n’est pas question d’un simple effet de mode. Les personnes interrogées par Claire Laborey ont toutes choisies cette ville, en venant parfois de loin, et en parlent, avec une certaine fierté et émotion, comme d’un être cher. Il est frappant au passage de voir à quel point le processus d’identification entre la ville et ses habitants est fort, même chez ceux qui expriment pourtant leur déception à son égard   .

Les raisons économiques (loyer très bas, faible coût de la vie), ne suffisent pas à expliquer l’attrait qu’exerce la ville. Elles jouent bien évidemment (en particulier pour les étudiants et les artistes), mais autre chose retient ses visiteurs. Une atmosphère qui fait la spécificité de cette ville tout à la fois provinciale et cosmopolite. Provinciale car il fait bon y vivre, que les espaces verts sont nombreux, l’atmosphère détendue. Cosmopolite car il s’agit tout de même d’une métropole dont la surface est huit fois celle de Paris, que la population turque est extrêmement nombreuse   , qu’il n’est pas rare d’entendre parler russe ou polonais dans la rue. Le Berlinois présent depuis plusieurs générations n’existe pas. Il vient d’ailleurs, ce que ne dément aucunement le panel des personnes interrogées, et se traduit par ce constat qui ouvre ce recueil de témoignages : en vingt ans, la population berlinoise s’est renouvelée des deux tiers.



Aber arm. Berlin : une métropole inachevée

Berlin serait-elle donc en train de devenir le nouvel Eldorado européen ? Tout semble être fait pour. La volonté politique est là de construire des bâtiments qui pourraient symboliser le nouveau rang que tend à tenir la capitale allemande   .

En quelques années, la Postdamer Platz, cet ancien no man’s land entre les deux murs qui coupaient la ville, a été transformée en lieu économique concentrant les buildings conçus par les plus grands architectes mondiaux. À quelques encablures de là, la porte de Brandebourg a retrouvé son lustre, le Bundestag est illuminé, les bâtiments qui ont accueilli le gouvernement après son déménagement de Bonn sont flambants neufs. Berlin aura même bientôt son château… À l’emplacement de l’ancien Palast der Republik érigé sous la RDA pour accueillir le parlement, des studios de télévision, des cafés, sera en effet reconstruit le plus consensuel palais prussien tombé en ruines après la Seconde Guerre mondiale. La ville a ses bobos qui ont colonisé les anciens quartiers de l’est. Elle a ses festivals de renommée internationale.

 

 

Cependant, rien n’y fait. Quelque chose résiste…  Serait-ce la méfiance des allemands pour leur capitale ? Le fait que l’économie ne suit pas ? Berlin reste en effet une ville endettée, où le chômage, supérieur à la moyenne nationale, atteint dans certains quartiers près de 22 % et les salaires pour les jeunes diplômés y sont moins élevés que partout ailleurs en Allemagne   . Si la ville donne l’impression de pouvoir y respirer à son aise, c’est aussi que les rues se sont vidées, dans les grands ensembles de la périphérie de la ville, à l’Est, mais aussi dans le cœur de la ville, puisque Berlin, développée dans les années 1920, n’a plus jamais retrouvé depuis la même activité.
 


Berlin : entre passé et avenir à inventer

Berlin a connu les projets monumentaux des architectes de Hitler, les bombardements, une destruction massive, un mur la coupant en deux, un isolement, et garde traces de tout cela. Les murs sont constellés d’impacts de balles, certains bâtiments nazis servent aux administrations actuelles. Il reste quelques pans du Mur et surtout une fracture encore visible dans le paysage. Ville hantée, elle entretient un rapport particulier avec sa mémoire. Les mémoriaux y abondent, le tourisme se complaît de cette manne au risque du kitsch comme en témoigne la couverture du livre, photographie cocasse de Checkpoint Charlie, ce lieu de passage des espions devenu le royaume des tour opérateurs et des vendeurs de gadgets estampillés RDA.

En même temps, la tendance existe à vouloir effacer vite les signes d’un passé gênant, en dépit parfois de la volonté de la population. La destruction du Palast der Republik a suscité une polémique qui a duré plusieurs années. Des habitants de l’est se sont sentis floués et méprisés. Certains luttent contre l’amnésie à leur manière, collectant les objets du quotidien de l’époque de la RDA   , tentant de donner vie aux Plattenbau, ces grands ensembles de l’Est qui se sont vidés de leur population  

Cette présence très concrète de l’histoire pourrait être un frein au développement de la ville. Il n’en est rien. Les traces laissées, les cicatrices, les zones de creux, de lisières sont au contraire partie intégrante d’elle et ont façonné un art de vivre berlinois fait de conscience de l’éphémère et d’inventivité. Une propension à l’expérimentation. Un des signes les plus tangibles est cette manière qu’ont les Berlinois d’occuper provisoirement les espaces vacants avec un bar, un club, le temps de trouver à l’endroit un autre propriétaire et une nouvelle fonction, comme ce café provisoire, le Yaam, qui a changé cinq fois d’adresse en douze ans   .

 

 

Bien plus que les conditions de vie confortables qu’elle peut leur procurer, sans doute est-ce cette caractéristique qui attire les artistes. De nouvelles pratiques s’y développent, des lieux d’exposition, d’échange se créent… Pour d’autres personnes, il s’agit aussi de réfléchir aux évolutions actuelles de la société et d’essayer d’apporter des solutions aux problèmes rencontrés : un endroit où les Urban Penner ("clochards urbains") peuvent continuer à travailler en indépendant tout en rencontrant d’autres professionnels, un lieu d’accueil des SDF qui ne soit pas uniquement un centre d’hébergement… Alors oui, si l’euphorie du début des années 1990 est un peu retombée, il souffle tout de même à Berlin encore un vent de liberté et de créativité. Qu’en sera-t-il dans vingt ans ? Nul ne peut le dire tant l’impermanence est le propre de cette ville. C’est aussi ce qui fait son attrait