C’est un voyage vers l’humanité que nous propose ici Gérard Garouste.

La fantaisie
C’est à partir d’entretiens avec Judith Perrignon que le peintre Gérard Garouste nous livre ici, sous la forme du récit, la trame de sa vie. Et le titre du livre exprime bien le sentiment que cette autobiographie laisse au lecteur, en tout cas celui qu’il m’a laissé : l’histoire d’un homme "intranquille". Si la folie peut faire peur à ceux qui la voient se manifester chez autrui, elle est l’expression d’une difficulté à être. Pour Gérard Garouste, ce sont de ses émotions dont il a appris à se méfier car elles le font passer du côté de la folie, un "genre de fantaisie"   . Et même si un psychanalyste bien connu écrivait à la fin des années 1970 "tout le monde est fou,   proposition généralement reprise en "tout le monde délire", cette folie vient parfois encombrer un peu plus les uns que les autres : "être heureux est dangereux pour moi, être en colère aussi. L’émotion forte m’est interdite"   .

La toile de fond
L’entretien du peintre avec Francesca Isidori sur France Culture   dévoilait le ton du livre. Il y était question du père et des juifs, ce que je m’avancerais à appeler la toile de fond : un homme marchand de meubles qui profite de la déportation des juifs pour récupérer leurs biens afin de les revendre. Et dans cette famille au père antisémite ayant profité de la déportation des juifs pour s’enrichir, le fils (Gérard Garouste) tombe amoureux d’Elisabeth, une jeune fille juive. Et un jour le hasard vient se mêler au discours paternel qui le mettait en garde ; pour ce mariage, Garouste père avait fait faire les alliances sur mesure, précisant : "te trompe pas, car si tu n’arrives pas à mettre l’alliance au doigt de ta femme le jour du mariage, c’est elle qui portera la culotte"   . Et, le jour du mariage, l’alliance n’allait pas au doigt d’Elisabeth… : "et je faisais miens les mots de mon père, ils cognaient dans ma tête, je parlais comme lui : elle portera la culotte, cette femme juive va me dominer !"  
Et non, elle ne semble pas avoir porté la culotte, mais son mari. Si certaines femmes seraient parties lors de la première crise de folie de leur époux, Elisabeth, alors enceinte de leur premier enfant, est restée. Elle a aimé son mari malgré sa folie, le soutenant, le portant : "jusqu’à ce que tu deviennes célèbre, je travaillerai dans le magasin de mes parents, je ferai la caissière s’il le faut.   …/… Tu vas reprendre la peinture, tu vas être peintre, j’en suis persuadée. L’envie reviendra quand tu iras mieux, pour l’instant tu te soignes".  

L’énigme
Dans cette autobiographie, il est également question d’une éducation dans le mensonge et, en filigrane, d’une vérité à découvrir. La psychanalyse a été le premier mouvement de cette découverte, l’étude de l’Hébreu et de la Bible le second   . Il y a également le secret de famille à percer, celui de "tante Gabrielle", violée, mais par qui ? Le peintre note qu’il en découvre le secret au même âge que son grand-père et peut-être, dit-il, au même âge que son propre père. Dans la famille, l’énigme de Gabrielle a tourné au scandale alors que... Mais l’énigme première serait peut-être celle qui nous vient à l’esprit quand on lit la première phrase de la quatrième de couverture : "je suis le fils d’un salopard qui m’aimait". En effet, comment peut faire un enfant qui découvre que son père est un salopard et, qu’en plus, ce salopard l’aime… Peut-être qu’il a trouvé dans la religion une explication, dans cette religion qui "fait des ravages dans la tête des hommes, à commencer par celle de mon père à qui j’aurais tant voulu parler".

La dette en sous-main
La question du père est donc centrale, celle de son amour et celle de sa place, de "la distance d’un père à son fils"   . C’est en filigrane tout au long de ce récit autobiographique, décliné sous différentes formes. Il y a cette spoliation des juifs qui fait de son père un salopard. Puis face à cet antisémitisme paternel, Gérard épouse une jeune femme juive, puis apprend l’Hébreu et instaure même des fêtes juives dans sa famille, sans pour autant se convertir au judaïsme. Et puis, il y a ce cadeau fait par le père au fils, une sorte de lien Garouste père et fils, non plus dans l’entreprise familiale comme cela s’était fait à la génération précédente et comme cela était certainement prévu pour Gérard, mais un lien dans ce qui a occupé le père et le fils à l’opposé l’un de l’autre : la spoliation des juifs. Ce sous-main, donné par Garouste père pour faire plaisir à Gérard, appartenait lui aussi à une famille juive. Cadeau empoisonné, comme une dette transmise à l’insu du fils par le père, Gérard finit par vouloir le rendre, non pas à son père, mais son premier propriétaire, famille juive dont la descendante a entendu parler de l’histoire. Mais "elle n’a d’ailleurs jamais dit qu’elle le voulait, et je ne voudrais pas l’encombrer de ma dette. Si elle n’en veut pas, je comprendrai, le sous-main me restera sur les bras. Je deviendrai le gardien de cet objet qui ne m’appartient pas mais dont je suis responsable. Si elle repart avec, c’est mieux. J’aurai réparé"   .

Etre père
Sa première crise de folie intervient durant la première grossesse d’Elisabeth. Etre père questionne, ce que son psychiatre de l’époque résumera ainsi après la naissance du bébé : "vous voyez, ce n’est pas la naissance de votre fils qui vous pose problème, mais sa conception". Concevoir d’être père... Et pourtant, être père, il l’incarne à sa façon, le décline, avec ses enfants, mais aussi en hébergeant Christian, s’interrogeant sur sa relation avec lui, sur la trempe que Christian attendait peut-être de la part de Gérard, pour filer droit. Et puis, il y a eu cette journée passée avec un éducateur à voir des enfants dans des situations familiales difficiles, avec de la maltraitance, ce qui mène Gérard Garouste à concevoir le projet de La source. "Je devais faire quelque chose, le mot devoir est énorme, mais je n’en connais pas de plus juste. C’est quand on sait nager qu’on peut sauver l’autre de la noyade, j’avais appris, je n’étais plus à la merci de la vie, peut-être juste de la folie. J’ai pensé monter une association, sortir ces enfants de chez eux, quelques heures, quelques jours pendant les vacances scolaires, leur montrer ce qui est beau, et surtout leur dire que ça pouvait avoir un rapport avec eux. Je sais que l’art ne peut sauver le monde, mais je sais qu’il contamine les désirs et éveille l’amour propre"   .

Et la peinture…
Et la peinture, dans tout cela ? Peut-être nous suffit-il d’écouter Gérard se confiant à Elizabeth Couturier   : "Je n’ai aucune passion pour la peinture. Je suis peintre comme je pourrais être ébéniste. A la limite, ma pierre d’angle, à moi, c’est l’étude, ce n’est pas la peinture". Prétexte pour autre chose, sa peinture "était trop pleine de mon envie d’en découdre"   . Peut-être alors pourrions-nous envisager le titre de cette autobiographie, L’intranquille. Autobiographie d’un peintre, d’un fou, d’un fils… comme ceci : L’intranquille. Autobiographie d’un fils, d'un fou, d'un peintre