Les écoles historiques se reconnaissent à des formules qui, d’articles en thèses et de thèses en colloques, scandent les démonstrations et leur donnent un air de famille. Les historiens des Annales ont ainsi entonné l’air de la pesée globale pour nommer l’horizon de leur ambition scientifique -l’histoire comme carrefour des sciences humaines et sociales - et rendre intelligible leur protocole méthodologique - la pratique des séries longues et des données chiffrées.

Qui, hormis l’éclaireur Bloch et le bâtisseur Braudel, a mieux incarné ce goût du global que Pierre Chaunu, dont l’existence s’est achevée dans la nuit du 22 au 23 octobre 2009 ? Le jeune secrétaire bénévole de la VIème section de l’Ecole pratique des hautes études qui entama sa thèse sur Séville et l’Atlantique - sujet vers lequel Fernand Braudel l’avait aiguillé - à la fin des années 1940 entendait comprendre rien moins que la croissance économique des Amériques et de l’Espagne sur l’ensemble de la période étudiée, de 1504 à 1650. Il y réussit en s’armant d’un appareil statistique impressionnant, aidé par une épouse qui accepta de sacrifier toute carrière universitaire à une travail de soutière de la recherche : les travaux de l’historienne américaine Natalie Zemon Davis ont en effet montré que les historiens des Annales, cette « communauté de frères », devaient souvent au dévouement de leurs femmes ou collaboratrices d’avoir pu construire aussi vite des œuvres considérables   .

Ce n’est pourtant pas faire injure à la mémoire de Pierre Chaunu, ni à la cohérence de sa vie de chercheur, que d’écrire qu’il vécut plusieurs destins en un seul. Le premier « Chaunu » fut donc ce symbole des Annales, même s’il s’éloigna de la VIème section de l’Ecole des hautes études à partir de 1951. Le moderniste connut également une carrière caractéristique de l’Université française dans la seconde moitié du XXème siècle : l’enseignement en lycée le conduisit, après quelques années, à rejoindre la faculté de Caen, puis à une chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Les mémoires de Jean-Jacques Becker ont récemment donné une image très fidèle de ce cursus honorum à la française, à cette différence près que la bouillonnante Université de Nanterre y remplaçait la respectable Sorbonne.

Le second Chaunu consacra une partie de sa prodigieuse capacité de travail au développement de l’histoire quantitative. Sans se rêver « chef d’école » ou patron vénéré, il sut encourager nombre de jeunes chercheurs dans cette voie et batailla pour arracher l’histoire à sa réputation de discipline « littéraire ». Depuis le milieu des années 1970, les travaux des chercheurs anglo-saxons ont donné au récit de nouvelles lettres de noblesse historique   , dépouillant les chiffres d’une partie de leur magie argumentative aux yeux des chercheurs. On peut s’en réjouir, tout en souhaitant que la passion contemporaine pour l’histoire des représentations ne s’accompagne pas d’un paresseux dédain pour le quantitatif   . Or, le nom de Pierre Chaunu continue de sonner, dans la corporation des historiens, comme une invite à ne pas déposer trop vite de chrysanthèmes sur les variables économiques, sociologiques et démographiques   .

Il y eut - hélas ? -, un troisième Chaunu. Un prophète annonçant sans relâche le déclin de l’Occident, dans une geste qui tenait à la fois de Michel Debré - pour la crainte du déclassement démographique -, de Benoît XVI - pour le combat contre l’avortement, même si Pierre Chaunu s’était converti au protestantisme - et d’Oswald Spengler - pour la certitude que les cultures sont mortelles. Intellectuel engagé, Pierre Chaunu apporta une forme de respectabilité à des forces politiques qui relevaient de ce qu’on appelait autrefois la Réaction. Difficile de pardonner à ce spécialiste de l’Amérique en situation coloniale la caution offerte à des entreprises médiatiques situées à mi-chemin du néo-maurrassisme et du populisme…

Au total, que reste-t-il de ces trois existences de Pierre Chaunu à l’heure où il est possible de peser globalement une vie ?

Les temps et les historiens à venir pourront seuls répondre. Gageons cependant que les mots qui ouvraient l’ego-histoire de Pierre Chaunu dans le volume dirigé par Pierre Nora en 1987 hanteront encore pour longtemps les chercheurs et le public cultivé. Le Lorrain de naissance, orphelin de mère, y désignait sans atermoyer le point de départ de sa vocation : « Je suis historien parce que je suis le fils de la morte et que le mystère du temps me hante depuis l’enfance   »