Pour la première fois un livre tout entier est consacré aux compositeurs de musique actifs en France sous le régime de Vichy. Il met en lumière bien des ambiguïtés et compromissions.
En 1968 le lycée de Saint-Cloud prenait le nom de Lycée Florent Schmitt, honorant ainsi, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, un compositeur longtemps résident de la ville. L'antisémitisme affiché publiquement par Schmitt, son adhésion au Comité France-Allemagne dans les années trente, son appartenance au groupe Collaboration durant l'Occupation, sa participation au voyage à Vienne organisé par la propagande hitlérienne en décembre 1941 sous couvert de célébrer le 250e anniversaire de la mort de Mozart, rien de tout cela n'était secret, mais on le considérait, de toute évidence, secondaire par rapport à la place que tenait son œuvre dans la musique française de la première moitié du vingtième siècle et on avait jeté un voile dessus. Une trentaine d'années plus tard, ce voile était arraché et en 2002, le conseil d'administration du lycée, appuyé par le corps enseignant et l'énorme majorité des élèves, votait le changement du nom en Lycée Alexandre Dumas, changement officiellement entériné le 1er janvier 2005.
Cet opprobre tardif infligé à un compositeur jadis tenu comme marquant, et qui n'est probablement pas étranger à l'oubli dans lequel est tombée sa musique, est symptomatique du renversement de perspective dans l'historiographie de la période, suite à la publication en 1972 (et en traduction française l'année suivante) du livre de Robert Paxton sur la France de Vichy et des études plus spécialisées qu'il a engendrées. La musique n'y occupait jusqu'à présent qu'une place limitée, à l'exception du collectif dirigé par Myriam Chimènes, La Vie musicale sous Vichy, publié en 2001 non pas à Paris mais à Bruxelles (est-ce un autre symptôme ?). Le livre de Yannick Simon est d'autant mieux venu. Il présente du sujet une large approche, organisée en huit chapitres non numérotés. Après une courte introduction portant sur la "drôle de guerre", la deuxième partie, "La recomposition du paysage musical", évoque brièvement les compositeurs décédés durant la période (au combat ou dans d'autres circonstances, tel Raoul Laparra, tué lors d'un bombardement ), puis la situation des prisonniers de guerre, celle des compositeurs considérés comme Juifs et celle des étrangers et exilés de l'intérieur. "Réorganiser la vie musicale" traite notamment de L'Information musicale, l'hebdomadaire créé en novembre 1940 par Robert Bernard et qui paraît jusqu'en mai 1944, puis les diverses formes d'intervention de l'État français en matière musicale par le biais de divers comités, dont le Comité national de propagande pour la musique, création de la Troisième République mais qui reçoit sous l'Occupation une impulsion nouvelle, et dont l'homme fort est René Dommange, neveu et successeur de Jacques Durand à la tête de sa maison d'édition. Quant au Comité d'organisation professionnelle de la musique, dont la cheville ouvrière est Alfred Cortot, il est conçu, sur le modèle de la Reichsmusikkammer, pour rassembler toutes la profession musicale en un "ordre de la musique" – comme cet Ordre des médecins qui a si bien survécu à la période. Comme le souligne Yannick Simon, ces comités, vu le peu d'années qu'a duré le régime, ont eu une existence largement symbolique. Ils sont toutefois hautement représentatifs du volontarisme corporatiste si caractéristique de la politique culturelle et économique de Vichy. Les chapitres "Composer avec les Allemands" et "Composer avec l'État français", les plus longs du livre, ne sont pas les moins dénués d'intérêt. On y trouvera une section sur la branche musicale du groupe Collaboration, dont le comité directeur, outre Schmitt, comprenait les compositeurs Max d'Ollone et Alfred Bachelet, la cantatrice Claire Croiza (hélas pour elle) et le ténor Thomas Salignac. Le voyage à Vienne mentionné plus haut amène l'auteur à reposer – une fois de plus – la question de la participation d'Arthur Honegger et à faire justice de la justification erronée qu'en a donnée Harry Halbreich dans son livre. La partie "Trajectoires de la modernité" amène l'auteur à revenir sur le "cas Honegger", d'abord au sujet de sa prise de position en faveur du système de notation musicale inventé par le compositeur russe émigré Nicolas Obouhow, puis, longuement, sur les questions que pose la position particulièrement en vue occupée par Honegger pendant toute la période. Critique à Comœdia (revue d'obédience nettement collaborationniste même si ses articles à lui ne prêtent au fond guère à controverse), Honegger voit son cinquantième anniversaire célébré en 1942 par une "Semaine Honegger" et reçoit en 1943, lors de la création française d'Antigone, une véritable consécration à l'Opéra, Suisse, il n'en est pas moins considéré sous l'Occupation comme le premier compositeur français vivant. Nullement suspect d'antisémitisme – l'auteur mentionne ses tentatives en faveur de musiciens juifs persécutés – ni de sentiments pro-nazis, comme en témoigne son adhésion au Front national de la musique fondé en 1941 et qui se situe dans la mouvance communiste, Honegger, de par sa nationalité autant qu'en raison de son statut éminent, ne risquait pas non plus d'être inquiété à la Libération, même s'il eut à souffir d'un certain discrédit – à commencer par sa radiation du Front national en 1943 – dont il conçut beaucoup d'amertume. Son itinéraire est néanmoins représentatif des ambiguïtés de la période.
Yannick Simon contraste l'attitude pour le moins ambiguë d'Honegger avec celle de ses collègues des Six. Tandis que Milhaud et Tailleferre vivent en exil aux États-Unis, Durey – l'un des créateurs du Front national – n'écrit plus depuis 1937 et Auric, installé sur la Côte d'Azur, ne se manifeste que par des musiques de film (dont L'Étermel Retour de Jean Delannoy et Cocteau) et les Quatre Chants de la France malheureuse, sur des textes de poètes en exil (Supervielle) ou résistants (Aragon). Au seul Poulenc, qui n'en prête pas moins son nom à deux des comités mis en place par Vichy, est réservée la qualité d'"artiste résistant". S'il collabore avec Serge Lifar, collaborateur notoire, pour le ballet Les Animaux modèles, créé à l'Opéra en 1942, il y glisse un pied de nez à l'occupant (présent en nombre dans la salle) en y introduisant une citation de "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine" qui n'a pas dû échapper aux spectateurs français. Plus sérieusement, il met en musique, en 1943, huit poèmes d'Éluard (dont le fameux "Liberté") dans sa cantate Figure humaine, et deux poèmes d'Aragon.
Poulenc, et à un moindre degré Auric, sont en fait des exceptions remarquables parmi les musiciens français de la période. Il y a certes des cas comme Charles Koechlin, qui passe ces quatre années dans l'isolement, ou Jacques Ibert, en disgrâce depuis l'affaire du Massilia. Il y a ceux des compositeurs juifs, comme Manuel Rosenthal, condamnés à une existence semi-clandestine, ou Reynaldo Hahn (auquel on ne jettera pas la pierre pour avoir obtenu, comme Roland-Manuel, de se faire "aryaniser"). Pour le reste, peu de compositeurs ont su éviter de se compromettre, soit avec Vichy et sa Révolution nationale, soit en servant directement ou indirectement la propagande nazie. Si, à part Schmitt et quelques maréchalistes de moindre importance, on trouve peu de collaborateurs par conviction, les compromissions par opportunisme sont nombreuses. Le plus compromis à cet égard est probablement Marcel Delannoy, pourtant classé "à gauche" avant la guerre, mais qu'on retrouve critique aux Nouveaux Temps de Jean Luchaire et qui sera du voyage de Vienne. Membre du groupe Collaboration, Delannoy y côtoie Jean Françaix, Georges Huë et d'Ollone. Ce dernier s'empresse de succéder comme directeur de l'Opéra-Comique à Henri Busser, limogé sous pression allemande, semble-t-il en raison de son inclusion (par erreur) sur le Lexikon der Juden in der Musik – ce qui n'empêchera pas le même Busser de participer en 1943 à un concert en l'honneur de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme au Palais de Chaillot. Que dire de Jean Martinon, qui écrit la musique du film de propagande antisémite et anti-maçonnique Forces occultes ? D'André Jolivet, qui compose (et dirige) la musique de scène pour l'Iphigénie à Delphes de Hauptmann, dont l'occupant a exigé l'entrée au répertoire de la Comédie-Française en 1943 ? De Jean Hubeau, qui collabore abondamment à Radio-Paris et participe aux Concerts franco-allemands, ainsi que Tony Aubin et Jean Françaix ? De Roland-Manuel, de Sauguet, de Maurice Yvain, qui tous trois ont collaboré, par leurs musiques de film, avec la Continental franco-allemande ? De Dutilleux lui-même, qui écrit la musique du film de propagande vichyste Forces sur le stade ? Le reproche fait à Daniel-Lesur et à ses amis du groupe Jeune France avant-guerre (dont Jolivet) est beaucoup plus véniel : c'est d'avoir prêté un peu naïvement leur nom et leurs services au mouvement du même nom créé autour de Vichy. Quant à Messiaen, il n'échappe pas non plus à une certaine ambiguïté, puisqu'il s'est "démené", selon les termes de Yannick Simon, pour succéder en 1941 au Conservatoire à André Bloch, démis de ses fonctions pour des raisons raciales. Il n'en réussira pas moins à traverser la période sans se compromettre d'un côté ni de l'autre.
Une question qui parcourt le livre, et qui revient à propos de Messiaen,précisément, est celle de l'esthétique musicale de la période. Y a-t-il eu, de la part de Vichy ou de l'occupant, tentative de privilégier un certain type d'écriture par rapport à un autre ? La logique du raisonnement pourrait se traduire ainsi :
1. Le nazisme condamne le modernisme musical comme dégénéré.
2. De nombreux compositeurs compromis sous Vichy écrivent en style néo-classique.
3. Donc le style néo-classicisme est du côté de la collaboration et le modernisme musical du côté de la résistance.
Non seulement ce raisonnement est un sophisme patent, mais l'argument ne résiste pas à l'analyse des faits. Certains, comme Boulez, n'ont certes pas manqué, dans l'immédiat après-guerre, de faire le procès du néo-classicisme en l'associant à leur condamnation de la période. En fait, à l'examen des commandes passées par Vichy (et qui n'ont pas toutes été honorées) il est difficile d'arriver à une conclusion tranchée. Parmi les personnalités compromises figurent des compositeurs plutôt modernistes tels Schmitt et Honegger, tandis que le Poulenc des Animaux modèles est ouvertement néo-classique. Le nazisme lui-même, comme l'ont montré des chercheurs comme Michael Kater, pouvait dans le même temps condamner le modernisme en tant que tel et en promouvoir sa propre version.
Admirablement documenté, solidement argumenté, le livre de Yannick Simon est une contribution majeure à l'histoire de la période, S'il faut exprimer un regret, il concernera certaines redites inutiles d'un chapitre à l'autre et même parfois dans le même chapitre . La place ainsi gagnée aurait pu être consacrée, par exemple, à un bref historique des Concerts de la Pléiade, évoqués plusieurs fois (notamment à propos de la création des Visions de l'Amen de Messiaen) et qui comptent parmi les institutions marquantes du moment
* À lire également sur nonfiction.fr :
- Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich / Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.