Pour ne pas nuire à la santé mentale, le travail doit ménager une place à la libre délibération et à la régulation autonome par les salariés

Les suicides liés au travail chez France Telecom, après ceux du Technocentre chez Renault, ont attiré l’attention sur la dégradation des conditions de travail dans un certain nombre de grandes entreprises ainsi que sur les risques psychosociaux attachés aux changements d’organisation et à un certain type de management. Devant la multiplication des cas et leur médiatisation, le discours de déni face à ces problèmes qu’avaient adopté les directions est apparu inacceptable. Et ces entreprises ont été obligées de mettre en œuvre des mesures de prévention, dont le principe du reste, pour autant que les risques soient reconnus, était déjà inscrit dans la loi.

L’existence (ou non) d’une surmortalité par suicide dans ces entreprises, sur laquelle on peut en effet s’interroger, ne permet pas, à elle seule, d’écarter la forte présomption d’un lien déterminant entre les conditions de travail et les suicides considérés, et donc certainement pas de dispenser les entreprises en question de prendre toutes les mesures de prévention nécessaires. Mais quelles seraient les bonnes mesures de prévention à mettre en œuvre ? Pour y répondre, il faut tout d’abord identifier le ou les facteurs déclenchants. En effet, nous ne sommes pas dans le cas où on pourrait corréler un danger bien spécifié, comme l’exposition à un produit donné par exemple, à un trouble ou à une atteinte à la santé qui surviendrait automatiquement dans un nombre important de cas. Même si on incrimine beaucoup chez France Telecom les mobilités forcées, il est probable que celles-ci participent d’un ensemble plus vaste d’orientations de management qui posent problème. En outre, pour une prévention efficace, il est nécessaire de faire l’effort de comprendre comment ces facteurs agissent précisément.

Penser le lien entre travail et suicide

Le type de modèles explicatifs que l’on adopte est alors décisif. Schématiquement, une première catégorie de modèles, développés à l’origine par des psychologues (Karasek, Siegrist…), a consisté à ramener les situations de travail à un petit nombre de dimensions (demande psychologique/latitude décisionnelle/soutien social ou effort/récompense) pour examiner dans quelles mesures leur association pouvait expliquer sur un mode probabiliste l’apparition de troubles ou d’atteintes à la santé   . Une autre approche, privilégiée à l’origine par des ergonomes, a plutôt cherché à appréhender ces relations à travers une analyse fine de l’activité de travail. Elle a débouché sur la mise en évidence de tensions de différents types qui nécessitent des régulations adaptées (cf. par exemple l’excellent livre que l’Anact a consacré à la prévention des risques psychosociaux   ).

C’est toutefois la psychodynamique du travail qui a montré le mieux et surtout la première par quels mécanismes les conditions de travail pouvaient contribuer à la santé mentale des individus ou au contraire se révéler particulièrement nocives. Le travail, explique Christophe Dejours, mobilise en profondeur la subjectivité toute entière et joue ainsi un rôle décisif dans la construction de l’identité des individus, notamment à travers la reconnaissance symbolique que celui-ci procure. Il peut aussi contribuer à désorganiser cette identité, voire à la détruire, auquel cas il devient un facteur pathogène de grande puissance   . Le principal reproche que l’on peut faire à la psychodynamique est de tomber parfois dans une dénonciation de la gestion ou du management tellement générale que l’on se demande sur quoi on pourrait alors agir. Depuis, d’autres auteurs ont emprunté des voies similaires, en évitant de tomber dans le travers ci-dessus, notamment en cherchant à caractériser finement la façon dont les changements d’organisation affectent les salariés (voir à ce propos le chapitre 8 du livre de Philippe Zarifian, Le travail et la compétence, qui porte notamment sur France Telecom).

Mais pour être complet, s’agissant des mesures de prévention à prendre, il faut encore dire un mot du mode d’intervention. L’accord est aujourd’hui à peu près général sur la nécessité de ne pas en rester à un traitement individualisant et de prendre en compte l’organisation du travail dans toutes ses dimensions. Le mode d’intervention classique, préconisé notamment par l’Anact, consiste dans la mise en œuvre d’une démarche concertée, qui mobilisera le plus souvent un tiers, expert-facilitateur, en vue d’élaborer un diagnostic et un plan d’action partagés. Le dispositif d’intervention comprendra un comité de pilotage paritaire et un ou plusieurs groupes de travail composé(s) de volontaires. Les étapes de la démarche consisteront dans la co-construction de la demande, l’établissement du diagnostic et sa restitution aux personnes concernées, jusqu’à l’élaboration d’un plan d’actions. La multiplicité des dimensions à prendre en compte (sociale, gestionnaire, psychologique, etc.) plaide pour une intervention multidisciplinaire. Les méthodes susceptibles d’être mises en œuvre pour recueillir les informations utiles consisteront dans des entretiens individuels et collectifs, des questionnaires, des observations du travail, des observations (ou des reconstitutions) des changements dans la durée, des analyses documentaires, etc. L’élaboration du diagnostic passera par l’identification de situations-problèmes, concernant des acteurs et objets bien définis, et des tensions particulièrement critiques associées à ces situations. Le rapport d’analyse recensera les tensions identifiées, les liens entre elles et, pour chacune, des préconisations pour une meilleure régulation. À partir desquelles le comité de pilotage devra alors élaborer un plan d’actions, dont la mise en application et l’évaluation devront ensuite faire l’objet d’un suivi.

Une telle démarche suppose toutefois que l’on considère que les tensions évoquées ci-dessus puissent être effectivement résolues par la voie d’actions correctives prenant la forme de règles édictées au final par la direction (même si l’avis des salariés a été pris en compte). Or ce point fait débat au sein des spécialistes, notamment en fonction des disciplines dont ils sont issus. Il se pourrait en effet qu’une prévention efficace des risques psychosociaux doive passer par le rétablissement d’une capacité autonome (vis-à-vis de la direction et du management de l’entreprise) de parler et d’agir des individus au sein de collectifs de travail (à revitaliser). Sans qu’il soit possible d’évacuer a priori l’hypothèse que cela doive se faire, dans certains cas, en opposition au management. La discussion reste toutefois ouverte sur la manière de l'obtenir.

Cet assez long développement visait à remettre le livre de Christophe Dejours et Florence Bègue en perspective, il nous permettra d’aller plus vite à l’essentiel. La particularité du livre (par rapport notamment aux livres de journalistes qui sont parus récemment sur ce sujet   ) est de donner des indications (“une méthode d’investigation et d’intervention en cas de suicide”, selon l’auteur) sur ce qu’il est possible de faire suite à un ou plusieurs suicides au travail. Mais il écarte aussi sans ménagements tout ce qui ne cadre pas avec la psychodynamique.

Dejours insiste, à juste titre, sur le déni auquel tout intervenant est confronté, dont on peut, peut-être, espérer qu’il soit moins systématique à l’avenir (cf. ci-dessus). Il plaide pour l’intervention de cliniciens compétents en matière de psychopathologie (l’intérêt de la pluridisciplinarité ne lui semble ainsi pas évident). Il rappelle, dans la première partie, les principales connaissances produites par la psychodynamique concernant la souffrance au travail. Les stratégies collectives de défense élaborées pour éradiquer la peur dans un certain nombre de métiers dangereux ont, pour une grande part, disparu, laissant le champ libre à l’expression d’une souffrance psychologique qui était auparavant condamnée à se cacher. Parallèlement, la déliquescence des collectifs de travail prive le salarié en difficulté du soutien de ses collègues. L’absence de réaction de l’entreprise après le suicide revient, explique-t-il, à adresser à l’ensemble des salariés le message “que rien ne sera fait pour transformer l’organisation du travail et en extirper ce qui peut conduire au suicide”   , et elle aggrave ainsi la situation.

Trois conceptions s’opposent dans l’interprétation des rapports entre suicide et travail, explique Dejours. La première correspond à l’approche par le stress et conduit à préconiser des démarches connues sous le nom de “gestion du stress” s’inscrivant dans le cadre des thérapies cognitivo-comportementales   . La seconde “consiste à attribuer toute conduite pathologique, dont le suicide, à des failles ou à une vulnérabilité individuelles […] le travail jouant essentiellement comme révélateur des failles. […] Cette analyse est portée tant par la psychiatrie que par la psychanalyse conventionnelle.”   . La troisième approche se focalise au contraire sur le travail et ses contraintes, notamment sociales, estimant que celles-ci constituent le facteur décisif, jusqu’à preuve du contraire, “dans toute décompensation psychopathologique survenant chez un individu en situation d’activité professionnelle”   . Or toutes les trois, de manières différentes, “écartent de l’investigation l’analyse spécifique du rôle revenant en propre au travail, dans la santé aussi bien que dans la maladie mentale.”   , explique Dejours. C’est précisément ce à quoi la psychodynamique du travail cherche à remédier (cf. ci-dessus).

L’auteur relie les suicides liés au travail aux remaniements qui ont été introduits dans l’organisation du travail sous la forme 1/du tournant gestionnaire, d’atteintes à la reconnaissance du travail et de la rupture du contrat moral, 2/de l’évaluation individualisée des performances, de la concurrence entre salariés, de l’effacement de la solidarité et de la montée de la solitude, 3/de la qualité totale, enfin, dont il montre qu’ils ont déstructuré le monde social du travail (Même si l'auteur est assez convaincaint, le propos reste toutefois ici très général). Il insiste sur le besoin de redonner toute sa place à la coopération, c’est-à-dire à la façon dont, ensemble, les membres d’un collectif de travail remanient les ordres et les prescriptions pour élaborer les règles du vivre ensemble   . Et il explique que “toute action rationnelle [post suicide] ne peut reposer, en la matière, que sur la confiance dans la puissance de la pensée élaborative des travailleurs eux-mêmes, pour piloter la transformation de l’organisation du travail et la recomposition du vivre ensemble.”   .

Définir une méthode d’intervention en cas de suicide

La partie suivante, rédigée par Florence Bègue, relate à la première personne l’intervention qu’elle a menée à la fin des années 1990, “au titre de psychologue, consultante interne dans l’entreprise, missionnée par le Directeur des ressources humaines”   , dans un établissement de réparation aéronautique, qui venait d'enregistrer une série de suicides. L’établissement avait connu quelques années plus tôt une évolution de sa production et un changement d’organisation. Sa direction avait été complètement renouvelée. L’établissement connaissait au moment des faits un climat social particulièrement dégradé.

L’intervenante s’associe au médecin du travail, monte une permanence régulière pour recevoir les salariés qui le souhaitent et recueille à cette occasion des confidences plutôt hallucinantes sur les comportements et la souffrance au travail des uns et des autres. Avec l’aide du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), elle parvient finalement à constituer un “collectif d’enquête” de personnes issues de tous les ateliers du site, qui réaliseront des entretiens auprès de leurs collègues et mettront ce matériau en commun dans des discussions. Après quelques séances difficiles et substitutions de personnes, la confiance se noue entre ses membres, les participants s’autorisant à raconter leur propre expérience et leur vécu des événements.

Un thème essentiel, qui revient souvent dans les discussions, concerne les restructurations des équipes et leurs conséquences sur le plan humain et sur le plan du travail. Les ouvriers “décrivent l’éclatement des équipes organisées par métier qui détruit peu à peu la maîtrise de leurs savoirs professionnels et les contraint à devoir mal travailler.”   . Ainsi,“le collectif vole en miettes !”   . Le management est perçu comme méprisant, “très centralisé et directif, laissant peu de place au dialogue et au débat, un management par la pression ressenti comme dur, intransigeant, inhumain […] Et, en même temps, perçu comme très impulsif, sans vision de l’avenir, sans ambition de long terme pour le site”   . La situation de l’encadrement de proximité est à peu près intenable.

Après six mois de travail, le groupe d’enquête est en capacité de finaliser un document, qui est alors présenté dans les ateliers et débattu (encore difficilement) avec l’ensemble des salariés. Des groupes de discussion et d’échange sont ensuite mis en place pour les encadrants de proximité (une soixantaine sur le site). L’intervention de Florence Bègue se sera finalement étalée sur près de dix huit mois.

Christophe Dejours s’emploie, dans la troisième partie, à tirer les leçons méthodologiques de l’intervention décrite ci-dessus, à destination d’un intervenant qui recevrait “une demande d’expertise ou d’analyse provenant d’un CHSCT ou de la direction d’une entreprise, après un suicide au travail.”   , ou encore à destination d’un membre du CHSCT lui-même. Le premier principe à adopter dans une telle situation, où l’intervention se heurte à beaucoup d’embûches, est un principe d’opiniâtreté, explique Dejours : “rendre visible sa volonté de continuer à chercher la signification du suicide au travail est donc le premier geste de la démarche et le premier principe de l’intervention.”   . Le deuxième principe est un principe d’autonomie et d’indépendance du praticien, qui doit donc obtenir, ce qui passe par une négociation, qu’on lui fasse confiance pour mener l’enquête.

Les principes suivants cadrent le dispositif d’intervention. On retrouve là les préconisations habituelles s’agissant d’une intervention (de sociologues ou de psychosociologues) en entreprise (cf. également ci-dessus). Ils comprennent : le travail de la demande, la formation d’une équipe d’intervention, l’équipe d’appui externe, le comité d’enquête et de pilotage interne (même si on distingue plus fréquemment entre un comité de pilotage en charge de définir les orientations et les groupes de travail proprement dit), les entretiens individuels, les entretiens collectifs, qui sont simplement adaptés ici aux conditions particulières d’une intervention de ce type.

Rendre la parole aux salariés ainsi que la capacité d’organiser leur travail dans une certaine mesure

Le dernier principe, “l’enquête comme action” se démarque cependant du schéma classique d’intervention que nous décrivions ci-dessus, dans la mesure où il pose que l’action stricto sensu se situe dans l’enquête elle-même et non pas dans les mesures concrètes de transformation de l’organisation du travail qui seraient recommandées par l’intervenant. C’est l’“espace de discussion ou de délibération” qui se trouve reconstitué grâce à celle-ci qui est le véritable produit de l’intervention, explique Dejours, en ce sens qu’il permet à la fois de reconstituer les bases relationnelles du vivre ensemble et de former les bases de la coopération au travail : “Qu’on s’en rende compte ou non, lorsque l’espace de discussion est reconstitué, la coopération est d’ores et déjà en cours de réélaboration, ce qui signifie que l’organisation effective du travail est en cours de transformation et a déjà pris la relève du chacun pour soi et des effets qu’ont la peur et la haine sur la qualité du travail collectif.”   .

Tout cela est très proche de la méthode que préconisait de son côté Philippe Davezies sur la base de prémisses très similaires dans un article, souvent cité, publié dans la revue Santé & Travail en 2007(et consultable sur son site). Où il concluait du reste presque de la même manière : “pour que les salariés s’expriment, il faut que la discussion existe au sein même des équipes. Or, tout le travail de construction de lien, nécessaire aussi bien à la santé des individus qu’à l’efficacité de la production est remis en question, en permanence, par des mesures managériales qui déstructurent les collectifs. […] Il faut donc dégager du temps et des espaces pour la discussion, non seulement entre le management et ses équipes, mais aussi au sein du personnel lui-même et avec ses représentants.”.

Si l’on pense que la coopération, à la différence de la coordination, échappe pour l’essentiel à l’organisation prescrite, on ne voit pas comment l’on pourrait rétablir la première au moyen de nouvelles règles édictées par la direction (même après les consultations les plus larges). Il s’agit là d’une question qui agite la sociologie du travail au moins depuis la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Elle se repose aujourd’hui, au terme d’un long parcours à la fois d’exaltation et d’élimination de l’autonomie par le management, avec une certaine insistance