Chronologie performante de la vie artistique d’Alain Bashung

S’étant déjà illustré par ses ouvrages divers et variés sur le punk, Françoise Hardy, Noir Désir, ou encore Taxi Girl, Pierre Mikaïloff s’attaque ici à ce que l’on pourrait appeler un monument, tant par la grandeur de son art que par son aspect quasi intouchable. De plus, ledit monument est disparu brutalement, le 14 mars 2009. Il est à la fois faussement aisé et terriblement ardu de retracer aujourd’hui son "vertige de la vie", dixit Pierre Mikaïloff, d’Alain Bashung. Et pourtant… Les raisons de ce choix sont explicites dès les premières pages : « peut-être parce que le troisième album de « l’Alsacien »   était la bande-son parfaite de l’époque. Comme une évidence… ».

L’évidence n’apparaît pas immédiatement – il faut une douzaine de chapitres pour que Baschung, devenu entre temps Bashung, connaisse enfin le succès commercial et populaire avec le tube en puissance, incongru et mélodique, « Gaby oh Gaby ». Entre temps, il naît dans le froid du 1er décembre 1947, sans doute bâtard. Il connaît l'ennui terrible de son enfance alsacienne, une première formation rock et maladroite en 1965, une amitié professionnelle avec Dick Rivers. Il essuie l’échec d’un pourtant intelligent premier album, Roman-Photos, tente les disques enregistrés sous le nom de David Bergen ou Monkey Bizness... Question de provoquer, peut-être, un peu de bonne fortune. Cette dernière ne se manifeste finalement pas – pas tout de suite. Mais Bashung s’accroche, livrant des huîtres pour manger son pain, ou se fait chouchouté par une épouse heureusement banquière. Oui, Bashung s’accroche, pendant près de quinze ans, avec un désir lancinant et rageur. Et ce rêve, follement romanesque, en tête… « Je veux le feuilleton à la place/ Oh, oh vertige de l'amour (…) Vertige de l'amour/ Désir fou que rien ne chasse/ Coeur transi reste sourd (…) Vertige de l'amour / J'ai dû rêver trop fort »   .



L’honnêteté. C’est ce en quoi l’ouvrage de Pierre Mikaïloff est d’abord appréciable. L’auteur suit une chronologie qu’il respecte au jour près, ne cachant pas les débuts laborieux de l’artiste. De même, il ne cherche pas à cacher ses défauts : son intransigeance maladive, ses petits mensonges, ses crises de doute mégalomaniaque, son laconisme parfois excessif, son inconstante angoisse… Bref, tout ce qui fit de Bashung un immense artiste nourri d’ambivalence. Ses qualités ne sont cependant pas oubliées, loin de là. Bashung - Vertige de la vie n’est pas certes pas dithyrambique, mais ne manque pas d’empathie. Au fil des pages, la personnalité complexe de l’artiste apparaît dans toute sa richesse, avec son amour du son, de la mélodie, des maux, de l’amour, de l’amitié, de la poésie, somme toute de la vie. « La polysémie des mots/ A la Picasso. La polyrythmie des morceaux, Porteurs maximaux. »  

Alain Bashung - Vertige de la vie se révèle être une biographie pas tout à fait exhaustive mais néanmoins très complète de ce chanteur, compositeur et interprète à part, véritable OVNI de la musique dite française, rockeur dans l’âme et dans le sang. Son talent inné du risque musical fait de lui un musicien avant-gardiste exceptionnel, dont l’influence, pérenne, bouleverse encore aujourd’hui. « J'sens comme un vide, remets-moi Johnny Kidd… / Gaby, oh Gaby, tu devrais pas m’laisser la nuit/ J’peux pas dormir, j’fais qu’des conneries »   . Texte de Bergman et musique de Bashung, le tout improbable et imparable. Nous sommes en 1980 et la reconnaissance jaillit, enfin, du public. Comme le rappelle judicieusement Pierre Mikaïloff, c’est le moment que choisit la critique pour se réveiller et soutenir l’artiste en question. Ironie, bienheureuse ou pas, du sort.

Une autre des qualités de l’ouvrage est la place laissée à Boris Bergman, complice de Bashung pendant des années, parolier de nombreuses de ses chansons. Comme Jean Fauque sur le Bashung(s), une vie   , il est invité à signer une préface à la poignante simplicité. En effet, la disparition de celui qu’il admirait profondément l’a affecté tout en faisant remonter des souvenirs nocturnes et nébuleux à la surface… Car Bashung, c’était aussi une rock’n’roll attitude, une débauche nocturne : « La nuit je mens/ Je m’en lave les mains »   . Jusqu’à ce qu’une cirrhose le rattrape, le faisant choisir plutôt le Perrier plutôt que la vodka – changer de demi, comme écrit avec drôlerie Pierre Mikaïloff. Mais point trop n’en faut des confessions et de l’intime, les aléas de l’existence personnelle d’Alain Bashung ne sont qu’effleurés. Ils ne concernent que lui.


Enfin, Pierre Mikaïloff est fidèle à son sens de l’anecdote et à son amour des rencontres. Beaucoup des unes et des autres ponctuent le livre. Le récit de la collaboration avec Serge Gainsbourg ne nous est pas épargné, et, s’il n’est pas inédit, ravit cependant le lecteur, suscitant une certaine émotion à l’idée de voir ensemble ces deux artistes à la fois bénis et maudits. Une autre rencontre fondamentale est aussi celle du cinéma, où il laisse la trace d’un jeu dense et mémorable : L’ombre du doute   , La Confusion des genres   , Ma sœur chinoise   , J’ai toujours rêvé d’être un gangster   .

Le livre ne va (volontairement) pas au tréfonds des choses de cette vie dense et tortueuse, la fin de la discographie de Bashung (Bleu Pétrole inclus) n’a manifestement pas enthousiasmé Pierre Mikaïloff, nous privant ainsi d’une analyse qui aurait pu être passionnée autant que passionnante. Mais Bashung – Vertige d’une vie demeure un ouvrage précis, utile, et bénéficie d’une irréprochable qualité rédactionnelle. Autant de raisons qui nous le feront apprécier, sans oublier, évidemment, l’image choisie pour couverture. Bashung, sur fond rouge, les yeux fatigués et malicieux, posant sur ses lèvres son annulaire à l’ongle verni – de rouge, bien sûr… Un « chut » couleur rouge passion, une discrétion qui saute aux yeux. Bashung dans toute sa splendeur. « Plus rien ne s'oppose à la nuit /Rien ne justifie »