Une critique de la neutralité affichée du droit international et de son impuissance à contenir les conflits.

*Une autre critique de La justice des vainqueurs a été publiée par nonfiction.fr.

 

L’ordre international actuel procède de la volonté d’en finir avec l’anarchie des traités de Westphalie (1648) qui reconnaissaient aux États souverains le droit de se faire la guerre, mais l’encadraient. La Société des Nations, puis l’Organisation des Nations Unies, au contraire, ont mis la guerre hors la loi. Cette qualification de la guerre d’agression comme crime international devait donner naissance "à un ordre juridique unitaire et cohérent" capable, sinon de garantir une paix stable et universelle, au moins de "limiter les effets les plus destructeurs de la violence de guerre sur les personnes, les biens et l’environnement naturel".

Dans La justice des vainqueurs. De Nuremberg à Bagdad (Éditions Jacqueline Chambon), Danilo Zolo, professeur de philosophie du droit et de droit international à l’Université de Florence, cherche à démontrer que notre droit international est, au pire, un moyen pour les États qui dominent le monde d’arriver à leurs fins, au mieux, une justification a posteriori de leurs actes.

Son argumentation s’articule autour de deux contradictions principales au sein de notre droit : ses seuls sujets sont les États mais il justifie la condamnation d’individus, et il est impuissant face aux conflits alors qu’il prétend les éradiquer.

 

La justice pénale internationale est une aberration juridique

Le droit international ne reconnaît traditionnellement que les États comme sujets, pourtant il a justifié l’arrestation, la condamnation et l’exécution de Saddam Hussein et, avant lui, de tous ceux qui ont été jugés et condamnés par les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. La guerre, crime contre la paix, est ainsi alignée sur le même plan que le crime contre l’humanité.

Il y a une contradiction manifeste au sein de la justice pénale internationale entre la souveraineté des États, reconnue, et la subjectivité internationale attribuée aux individus, entre l’universalisme et le particularisme, deux notions juridiques antagoniques mais réunies ici au sein du même système.

Une seconde contradiction réside dans ce que Danilo Zolo appelle la "dualité des justices" : le fait que l’agression ne soit pas jugée selon la même norme que les autres crimes. Ce fut le cas par exemple en ex-Yougoslavie. Le tribunal ad hoc, financé par les États-Unis, a refusé de mettre en cause les agissements de l’O.T.A.N., comme s’il y avait une hiérarchie entre les victimes dues aux violations des droits de l’homme et les victimes dues à la guerre d’agression. Pour éviter la menace que constitue la possibilité de tels jugements, les États-Unis n’ont toujours pas ratifié les statuts de la Cour pénale internationale, en exercice depuis 2003.

 

La guerre humanitaire

La guerre humanitaire entre en contradiction avec le principe même de notre droit international : l’interdiction de la guerre. Parce que les droits de l’homme sont placés au-dessus de la paix, leur violation peut légitimer une guerre d’agression, y compris sans l’autorisation des institutions internationales, comme nous l’avons vu au Kosovo en 1999. Le plan "moral", éthique, est distingué ici du plan juridique.

Peut-être, s’interroge Danilo Zolo, faudrait-il alors actualiser notre régime juridique pour prévoir l’utilisation légitime de la force ?

 

Le droit international est inefficace

Là en effet réside la contradiction principale aux yeux de l’auteur : en mettant la guerre hors la loi, on a cessé de l’encadrer.

Des millions de morts civils et militaires sont dues aux conflits depuis la Seconde Guerre Mondiale, mais seulement dans des zones n’appartenant pas au clan des vainqueurs : au Proche-Orient, au Caucase, au Tibet, sans parler des massacres liés au terrorisme.
La guerre d’anéantissement est devenue possible. Les institutions internationales, parce qu’elles sont incapables de s’opposer à ceux qui détiennent réellement le pouvoir, ont laissé se développer un état de guerre civile globale, où toute menace sur leurs intérêts entraîne une guerre d’agression de la part des "vainqueurs" auxquels s’opposent les terroristes : "L’ordre international n’est pas aujourd’hui en mesure d’imposer aux grandes puissances de la planète le respect de règles et de procédures qui rendent la guerre moins destructrice et moins meurtrière." La meilleure illustration en est le fait qu’aucun État n’ait jamais demandé de sanction ou de réparation suite à une guerre d’agression.

Danilo Zolo évoque un "conflit néo-colonial" opposant l’Occident aux pays qui résistent à son ambition d’hégémonie planétaire. Le terrorisme global intervient en réponse à une "guerre globale préventive". C’est cet état de menace permanente qui rend possible une "industrie de la mort collective", illustrée par les fusils mitrailleurs en couverture. Cette analyse permet de réintroduire du conflit, un antagonisme ami/ennemi inspiré de Carl Schmitt, dans un monde officiellement gouverné par une visée pacifiste universelle.

On peut regretter le fait que Danilo Zolo évoque sans les analyser les guerres napoléoniennes (les guerres coloniales se déroulant sur un territoire extra-européen, elles ne sont pas concernées par la doctrine schmittienne) qui ont fait voler en éclats la légalité des guerres interétatiques. C’est pourtant bien l’anarchie de ce système qui a suscité le besoin d’institutions supranationales garantissant une paix stable.

 

Le droit international sert les intérêts des plus forts

La seule fonction des institutions internationales, pour Danilo Zolo, est finalement leur caractère "adaptatif et légitimant" car elles ne sauraient garantir un ordre international pacifié par le biais de cette justice pénale internationale dont l’essence même est contradictoire. Au contraire, même : rien ne semble avoir changé depuis La Fontaine : "Selon que vous serez puissant ou misérable, la justice vous fera blanc ou noir."

Ce sont les États vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale qui ont créé notre droit international, afin que celui-ci leur bénéficie. Ce ne sont ses statuts qui rendent celui-ci illégitime, mais sa mise en application depuis les guerres d’agression des États-Unis au Vietnam et de l’Union soviétique en Afghanistan, puis la guerre du Golfe de 1991 et les interventions en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003. Ce sont ces mêmes États qui bénéficient du trafic d’armes planétaire.

Le conseil de sécurité de l’O.N.U. n’ayant pas le "monopole de l’utilisation légitime de la force", mise en œuvre directement par des États ou des alliances d’États même dans le cas d’interventions décidées par l’institution, nous assistons à un retour à l’anarchie westphalienne. Sans police ou armée pour le faire respecter, le droit international ne peut pas être appliqué.

 

La citation d’Hitler en quatrième de couverture ("Quand on commence et qu’on mène une guerre, ce n’est pas le droit qui importe, c’est la victoire"), outre son caractère provocateur, semble induire l’idée qu’il n’est pas possible de sortir d’un système où les institutions sont "normativement incohérentes et politiquement inefficaces". Peut-être, selon Danilo Zolo qui y fait une discrète allusion, parce que les droits de l’homme, au fondement de notre droit, ne seraient pas si universels.

L’étude de Danilo Zolo met en lumière les imperfections de notre système mais ne propose aucune solution pour l’améliorer, parce qu’il en condamne la philosophie même : le "pacifisme internationaliste" de Kant, Kelsen et Habermas. Il aurait été pourtant intéressant de se demander à quelles conditions un droit international, avec les institutions qui existent déjà, peut être juste