Un ouvrage passionnant, qui pêche parfois dans sa volonté obsessionnelle de vouloir mettre un terme au débat sur les textes de Schmitt.

Un lecteur intéressé par les œuvres de Carl Schmitt, ou désireux d’approfondir sa connaissance du personnage et du "penseur" (on ose à peine utiliser ce mot), sera bien en peine de déceler quelques éléments positifs dans la doctrine et la pensée schmittienne après la lecture des contributions réunies par Yves Charles Zarka. Le livre appartient à la collection "Débats philosophiques" des PUF, mais de discussions dans ce volume, il n’y en aura pas. Il faudrait plutôt parler ici de procès à charge envers cet intellectuel effectivement controversé qu’est Carl Schmitt. Il faut rappeler ici que cet ouvrage poursuit en quelque sorte une polémique lancée par Yves Charles Zarka (spécialiste incontournable de la philosophie politique) en 2002 dans le journal Le Monde, à propos du caractère nazi de la pensée de Carl Schmitt, et de la nécessité de ramener ce que certains ont voulu considérer comme œuvre intellectuelle et objet d’intérêt à un simple document historique (rappelons ici que la distinction porte sur l’idée que l’œuvre nous interpelle toujours au-delà de son temps, alors que le document s’inscrit dans un moment historique dont il n’est qu’un témoignage   ). Cette réaction vive résultait de la publication au Seuil dans la collection "L’ordre philosophique" d’un livre de Carl Schmitt consacré au Léviathan de Hobbes   , dont certains passages à caractère antisémite donnaient matière à discussion (faut-il le lire ? comment le lire ?). L’intérêt marqué et relativement nouveau d’une certaine gauche pour l’œuvre de Schmitt (Balibar, Bensaïd, Negri) ou en tout cas pour certains concepts réinterprétés à l’aune du nouvel âge mondialisé (Etat d’exception, souveraineté, etc.), laissait planer un doute quant à cette utilisation. En effet, les vertus de l’analogie masquent parfois malentendus et intentions douteuses. Quand bien même on découvre progressivement dans ce petit volume passionnant et remarquablement informé, des informations inédites (analyse détaillée du rapport entre Christoph Steding et Carl Schmitt par exemple), il était nécessaire de mettre en garde le lecteur qui chercherait un moyen neutre de rentrer dans les textes de Schmitt, il y trouvera une clôture morale très haute, estampillée nazisme et antisémitisme, qui devrait le décourager définitivement de faire usage, ne serait-ce qu’innocemment, de ce document "bio-dégradant" ; l’auteur ici-même a dû s’y reprendre à deux fois sur ses erreurs passées de lecteur peu convenable.

L’intérêt de ce volume réside dans la solidité historique de son argumentation, dans les détails offerts sur le contexte intellectuel des années Weimar et sur les interventions décisives de Schmitt à cet égard dans le changement de régime (voir l’hypothèse de Faye sur l’implication de Carl Schmitt dans la conception des lois de Nuremberg, qui promet de futurs débats houleux), ainsi que de la publication d’un texte inédit en français "La théorie politique du mythe". On ne peut pas dire véritablement que les auteurs soient de mauvaise foi, ou qu’ils tendraient à nous induire en erreur, au contraire, le programme est sèchement annoncé dès les premières lignes : "Cela reviendra à montrer que, contrairement à ce que certains, et même beaucoup, voudraient nous faire accroire, Schmitt n’est ni le penseur du politique, ni le penseur de l’Etat moderne ou postmoderne. Si on a pu le dire, c’est que notre temps est celui d’une confusion philosophique et politique telle qu’on peut faire passer la contrefaçon la plus grossière pour la chose même."   Le nœud du débat est ici centré autour de deux positions : d’une part ceux qui pensent que Schmitt est le penseur du politique par excellence (Julien Freund par exemple), capable de saisir le politique en son essence, au-delà de ses contingence historiques, voire étatiques (le politique survit à l’Etat en quelque sorte), d'autre part ceux qui, comme Zarka et les autres contributeurs, affirment l’idée polémique – et justifiée par une argumentation tout aussi solide – que cette détermination de l’essence du politique relève du mythe, d’un espace imaginaire transrationnel qui, à bien y réfléchir, semble s’accorder avec les dérives inhumaines et barbares de la période nazie. A cette injonction introductive, il faut faire débat, et juxtaposer, par honnêteté intellectuelle, celle de Balibar dans son introduction au livre sur Hobbes : "A fuir ce problème (n.b. lire analyser la pensée stimulante de Schmitt), à multiplier les incantations dissuasives, on se condamne au mieux à la bêtise, au pire à l’impuissance dans les malencontres d’une histoire qui force est d’en convenir n’est pas encore finie"   . On entrevoit ici le danger devant le fait de clore le débat à propos de Schmitt, auquel Balibar oppose la libre recherche, mais aussi une meilleure connaissance de l’ennemi, celle d’un réalisme devant les forces agissantes de la théorie. Pourquoi ne pas avoir convié Etienne Balibar, spécialiste émérite de la philosophie politique, dont la probité intellectuelle paraît difficile à remettre en cause, à contribuer, même d’une voix discordante à ce débat intéressant ? Passons.



Un des articles les plus intéressants du recueil, celui de Denis Trierweiler, propose une radiographie des mythes politiques de Schmitt, levant le voile sur son imaginaire complexe. L’auteur de cette étude nous fait découvrir la nature de ce pré-monde du mythe, qui s’oppose envers et contre tout au monde social-démocrate, à la démocratie parlementarisée qui, par son culte de la discussion et de la délibération raisonnable, vient mettre à mort l’enthousiasme des vrais instincts. La thèse pertinente de l’auteur concerne précisément l’idée que ce pré-monde mythique est le monde post-possible qui viendrait défier toute la logique abstraite et rationnelle de la démocratie en cours dans les années trente. Les deux leitmotivs mis en avant par l’auteur, ceux de décision et d’exception   , permettent d’éclairer l’idée que Schmitt n’argumente pas, ne réinscrit pas non plus historiquement la naissance de l’Etat moderne (ce qui est discutable), afin d’agir directement sur les émotions du lecteur. C’est donc le combat incessant entre la raison et le mythe qui vient s’harnacher autour de l’idée d’Etat, que Schmitt a d’abord développé de façon enthousiaste (influencé par l’idée d’Etat total mussolinien), pour ensuite selon l’auteur de l’article s’en détacher de façon opportuniste à l’arrivée du nouvel ordre nazi.

Mais l’idée intéressante intervient plus loin dans l’article, lorsque l’auteur introduit l’idée que Schmitt aurait opéré une sorte de dynamitage dans la conception traditionnelle du politique (liberté et liaison des énergies). Cette prouesse "terroriste" dénote d’une fascination exacerbée chez Schmitt pour toutes les forces pré et extra constitutionnelles, pour les situations limites, les exceptions. Et ce motif-là incessant caractérise pour beaucoup les polémiques que Schmitt a entretenu au cours de sa vie (la précaution de lecture indispensable nous dit Olivier Jouanjan, c’est de se rappeler que chez Schmitt le logos est toujours un polemos). L’auteur postule dans son article une forme de continuité dans les idées défendues par le juriste allemand. Schmitt serait en effet resté obsédé par les même questions, aurait toujours défendu les mêmes idées, malgré quelques palinodies qui masquent toujours l’opportuniste immoral qu’aurait été Schmitt (l’auteur n’a pas de réponse toute faite à cette problématique, le débat reste ouvert). Plus loin se dessine une autre conséquence de cette pensée mythique, celle de la disparition progressive de l’Etat de l’orbite de Schmitt, au profit d’un ordre nouveau, celui des grands espaces, de l’empire, qui viennent rappeler que le fascisme n’est pas loin. Denis Trierweiler assume l’idée que les concepts de Schmitt possèdent une fragilité méthodologique intrinsèque, une ambiguïté dans leur usage, que le débat actuel et la fascination-dégoût pour Schmitt dans l’intelligentsia française viennent certainement vivement confirmer. Mais rien n’est tiré d’autre de cette ambiguïté que l’idée d’une téléologie parfaite, celle d’un Schmitt diabolique adaptant sa pensée au gré des circonstances politiques et historiques, celle d’une fiction théorique changeante à laquelle il ne faudrait pas accorder trop de crédit au prétexte que ce qui était proclamé haut et fort en son temps ne vaut plus par la suite. Quel est le penseur qui n’a pas réfuté ou rediscuté, rétrocédé ce qu’autrefois il avait fortement affirmé, et quelle est la frontière logiquement démontrable que suppose l’auteur entre théorie et fiction théorique ? A toutes ces questions sans réponse on reste en droit d’attendre plus de précisions.

Ajoutons que l’ambiguïté n’est par ailleurs pas du tout injustifiée dans le cas de Schmitt, et qu’elle est justement relevée par l’auteur de l’article, comme dans le cas suivant : "Or, en existentialisant, en substantialisant de plus en plus le politique, Schmitt se condamne à ne plus pouvoir dire clairement quelles relations d’hostilité (qui ne sont plus entre Etats) peuvent devenir des regroupements amis-ennemis politiques." On comprend bien que le problème de la traduction concrète de cet ordre de la pensée autorise à juste titre d’interroger la pensée de Schmitt et de lui demander des comptes, et c’est bien là le minimum que ces ambiguïtés suscitent. Mais la pertinence de l’interprétation ne peut provenir d’une mono-source, celle de l’idée d’un noyau nazi dans cette philosophie (comme celui qui contaminerait le premier Marx dans l’imaginaire althussérien), sous peine de produire des effets pervers d’auto-censure et d’interdiction de pensée. L’idée du dynamitage par exemple, qui est présentée au lecteur pourrait produire un contre-effet : le lecteur intrigué n’aura-t-il pas ici d’autre envie que d’expérimenter avec cet esprit rebelle ce dynamitage idéologique anti-libéral et rejoindre ainsi toute cette nouvelle frange de gauche schmittienne (qui a commencé en Italie) ? On est en droit ici de s’interroger sur ce que produirait comme effets de lecture ce démontage en règle qu’instruisent les auteurs.



Il faut ainsi dire pour conclure que cet ouvrage véritablement passionnant (nous n’avons pas pu aborder tous les articles faute de temps, ils méritent tous d’être lus), pêche parfois dans sa volonté obsessionnelle de vouloir mettre un terme au débat sur les textes de Schmitt. Il se montre impuissant devant l’explication de la fascination prolongée que suscita et continue d’exercer Schmitt chez des intellectuels de tout bord. On ne peut que rester consterné qu’un intellectuel comme Jean-Pierre Faye se permette de discréditer le travail de Derrida (son collègue au Collège international de philosophie) au simple motif que les "replis de la déconstruction"   (sic !) ne justifient pas l’accord d’une place importante à Schmitt. Rappelons que Derrida a toujours approché le texte schmittien avec prudence, déconstruisant l’idée schmittienne de l’indissoluble couple ami-ennemi avec finesse   . Il y a véritablement des faits graves à propos de Schmitt que le livre dénonce (on pense ici à l’influence décisive qu’a eu Schmitt dans la justification des lois de Nuremberg), et que tout lecteur doit prendre en compte, ou encore l’antisémitisme farouche que Schmitt n’a d’ailleurs jamais renié, mais que les lecteurs de "gauche" de Schmitt n’ignorent pas non plus. La remise en contexte de la pensée de Schmitt, faite avec des sources convaincantes par les auteurs, ne peut conduire à la dissolution de sa pensée, son caractère intempestif reste, et c’est peut-être là que les auteurs font le jeu par défaut du mythe schmittien, celui du triomphe du rationnel sur le mythique. Ainsi, les discussions à propos de Schmitt sont donc loin d’être achevées, et c’est la discussion passionnée qui devrait s’en tirer à bon compte