Les Belles Lettres rééditent pour notre plus grand plaisir une chronique anonyme du XIe siècle, source importante de l'histoire des croisades.

La réedition bilingue d’un texte anonyme de la fin du XIème siècle nous mène sur la route de Jérusalem, en compagnie d’un chevalier italien du "pays d’outre-monts" jusqu’au Saint-Sépulcre ; il s’agit d’une chronique sur la première confrontation entre Orient et Occident. Au programme, du latin, de l’épopée, une croisade et des croisés.

"Comme arrivait déjà ce terme que le Seigneur Jésus annonce chaque jour à ses fidèles, spécialement dans l'Évangile, où il dit : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même et qu'il prenne sa croix et me suive, il se fit un grand mouvement par toutes les régions des Gaules afin que quiconque, d'un cœur et d'un esprit purs, désirait suivre le Seigneur avec zèle et voulait porter fidèlement la croix après lui, ne tardât pas à prendre en toute hâte la route du Saint-Sépulcre".

Ce sont les premières lignes de la Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum qui constitue la source fondamentale de l'histoire de la première croisade. L’auteur de ces  "Mémoires" est un chevalier anonyme qui répondit, à la fin de l'année 1095, à l’appel du pape Urbain II contre l’indulgence plénière (la rémission des pêchés) et pour reconquérir la Terre promise, alors aux mains des Turcs. Des chevaliers venus d'Italie du Sud comme notre auteur anonyme, de France du Nord, de Lotharingie, mais aussi une foule de misérables conduits par les prédicateurs, se mirent en route. Cette Histoire anonyme de la première croisade nous fait vivre de l'intérieur, à travers le regard des croisés, les évènements qui suivirent : l'arrivée à Constantinople, la prise de Nicée, le long siège d'Antioche et l'entrée dans Jérusalem, à l'été 1099.

L'édition qui reparaît aux Belles Lettres dans la collection "Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Age" a été publiée pour la première fois en 1924 par Louis Bréhier (1868-1951). Historien de l'art, éminent spécialiste de l'histoire de Byzance, membre de l'Institut, il a signé plusieurs ouvrages de référence, notamment Le Monde byzantin (1947), en trois volumes, et dont le premier a été republié récemment   .

L’Histoire anonyme de la première croisade est le fruit d’un complexe travail critique d’édition de la part de Louis Bréhier. Celui-ci se livre à une mise en perspective des différentes versions, à l’examen comparé de leurs caractéristiques et à une sélection du texte qui lui semblait être le moins remanié. La présente édition est précédée d’une trentaine de pages où l’auteur de L’Art byzantin analyse l’œuvre dans sa globalité et livre ses conclusions sur l’identité de l’auteur anonyme, la valeur de son témoignage, l’originalité de son récit et la progressive élaboration de ce dernier. S’y ajoute une bibliographie un peu datée, qui aurait mérité d’être réactualisée.

L’Histoire elle-même, que l’on peut (au choix) lire en version originale, en latin, ou dans la traduction de Louis Bréhier, est passionnante pour quiconque souhaite entrer dans "l’univers mental" d’un croisé. L’Anonyme est convaincu que les "Longobards" (c’est par ce terme qu’il désigne tous les croisés, mènent une guerre juste) une guerre pour Dieu ;  l’armée dont il fait partie est donc sous sa plume "la milice du Christ" et on perçoit l’idée que se faisaient les croisés, et plus largement les chrétiens, des musulmans, "multitude de Turcs, d’Arabes, de Sarrasins", "race excommuniée". Le chevalier ne comprend pas que les "Infidèles" mènent aussi une guerre sainte (jihâd), eux qui dans les combats poussent "des huées et des cris retentissants, répétant je ne sais quel mot diabolique dans leur langue" ("Allah akbar !", "Dieu est grand !"). Il ne s’étonne pas des massacres perpétrés par les croisés et s’époumone avec eux "Dieu le veut !". Bref, c’est une plongée complète dans le fanatisme religieux qui anime les combattants des deux camps, tous persuadés qu’ils décrocheront la palme du martyre.

Au fil du récit, épique, l’Anonyme se fait moralisateur, blâmant la mauvaise conduite des chrétiens à Constantinople qui "enlevaient le plomb dont les églises étaient couvertes et le vendaient aux Grecs", loue "Bohémond le Victorieux", à la fois héros et saint, et reconnaît parfois la valeur des "incrédules", guerriers à la technique admirable.

Dans tous les cas, il ne nous épargne rien, pas même l’épisode du siège du château d’Exerogorgo par les Turcs au cours duquel les croisés "souffrirent tellement de la soif qu’ils ouvraient les veines de leurs chevaux et de leurs ânes pour en boire le sang" ; et ses descriptions sont à certains moments dignes d’un scénario hollywoodien : pendant la prise de Jérusalem, au temple de Salomon, "il y eut un tel carnage que les nôtres marchaient dans leur sang jusqu’aux chevilles."

On pourrait reprocher à cette édition de l’Histoire anonyme de la première croisade son ancienneté (puisqu’elle date de plus de 80 ans) et l’absence d’une bibliographie plus récente. Néanmoins il s’agit d’un ouvrage complet et passionnant. Les latinistes peuvent la lire dans le texte, les moins ou non latinistes pourront parcourir sa traduction, et tous auront la possibilité de se référer,  au fil des pages à des notes abondantes et complètes. Ceux qui voudraient en savoir plus sur la première croisade et sur les suivantes pourront consulter, cette fois ci d’un point de vue historique et non littéraire, l’ouvrage de Thierry Delcourt, Les Croisades, publié aux éditions Nouveau Monde, et chroniqué ici par Marine Rigeade.

Un ouvrage à mettre donc entre toutes les mains, en tout cas celles de ceux qui voudraient appréhender le phénomène des croisades et mieux connaître les idéaux auxquels elles répondent. Comme le rappelle Louis Bréhier, plus qu’une aventure gratuite et chevaleresque, ce sont les mentalités médiévales et plus précisément "toute la société féodale de la fin du XIème siècle que ce livre fait vraiment revivre à nos yeux."


* Sur le même sujet, retrouvez la critique du livre de Thierry Delcourt, Les Croisades (Nouveau Monde), par Marine Rigeade.

** Crédit photo : A travers / Flickr