A la fois biographie et analyse de l'oeuvre, le Gounod de Gérard Condé renouvelle complètement notre connaissance d'un grand musicien français.

Supposons un instant – supposition nullement absurde, vu son long et curieux détour par Londres au début des années 1870 – que Charles Gounod (1818-1893) soit mort sujet britannique. Il serait au panthéon des compositeurs anglais. Les chercheurs disposeraient d'un catalogue thématique de son œuvre, d'une édition complète de sa correspondance, d'un Gounod Studies annuel ou semestriel où publier leurs travaux. Une édition critique de sa vaste production musicale serait depuis longtemps en chantier à Oxford University Press ou chez l'un des grands éditeurs de musique allemands. Les mélomanes disposeraient d'enregistrements, non seulement de tous ses opéras, mais d'une intégrale de sa musique religieuse et de ses mélodies, tandis qu'un festival Gounod permettrait d'entendre ses partitions les moins connues. Mais revenons à la réalité. Gounod est bien mort citoyen français, et d'ailleurs en pleine gloire, consacrée par des funérailles nationales. Malheureusement, depuis quelques décennies, les Français n'aiment plus la musique française. On a donc pris l'habitude de considérer Gounod comme une espèce de " bon bourgeois ", comme l'écrit Claudel dans une correspondance récemment publiée (il aurait bien fait de se regarder dans la glace), indigne de l'intérêt d'une avant-garde bien pensante, au nom d'une idéologie du progrès musical qui irait de Beethoven à Wagner, de Wagner à Schoenberg, de Schoenberg à Varèse et à Webern et de ces derniers à Boulez. Gounod n'est pas, tant s'en faut, la seule victime de ce discrédit, mais c'est l'une des principales. Il n'existe, bien entendu, ni catalogue thématique, ni édition critique, ni correspondance à part quelques recueils isolés et peu accessibles   . Si les enregistrements de Faust et de Roméo et Juliette ne manquent pas, si – par bonheur – on en dispose depuis peu de La Reine de Saba et de Polyeucte, Le Médecin malgré lui, Philémon et Baucis et La Colombe n'existent que sous forme d'extraits (d'ailleurs épuisés dans le cas des deux premiers). De La Nonne sanglante, de Cinq-Mars, du Tribut de Zamora, non seulement il n'en existe aucun enregistrement, mais tandis qu'à Pesaro, à Catane, à Bergame le moindre des opéras de Rossini, de Bellini ou de Donizetti est traité avec le respect qui leur est dû, aucun festival en France ne s'intéresse à ces œuvres maudites. Si certaines des mélodies conservent une certaine popularité, qui, à part l'auteur du livre dont nous allons parler, peut se targuer de connaître la musique religieuse de Gounod, ses oratorios, sa musique de chambre ? Quant au Panthéon justement, dont Berlioz s'est naguère vu fermer la porte au nez, gageons, au point où en sont les choses, que les « rockeurs » des années soixante, pâles importateurs d'une culture populaire commerciale, ont plus de chance d'y entrer un jour que les compositeurs qui ont été l'honneur de la musique française.

Impatiemment attendu, l'ouvrage de Gérard Condé est donc un acte de justice. Non seulement c'est le livre le plus important publié sur Gounod au cours des dernières décennies – celui de Steven Huebner, dont la traduction française, parue en 1994 chez Actes Sud et toujours disponible, se limitait aux opéras – mais on lui cherche en vain un équivalent, le Prod'homme et Dandelot, qui remonte à presque un siècle, étant loin de le valoir scientifiquement. Nul n'était mieux à même de l'écrire. Non seulement Gérard Condé possède admirablement son sujet, mais il le possède, pour ainsi dire, de l'intérieur, peut-être parce qu'il est compositeur lui-même, ce qui lui donne par rapport à un universitaire une capacité de décrire la musique d'une manière à la fois sensible et savante qui rend ses analyses aussi parlantes pour le simple amateur que pour le spécialiste. À quoi s'ajoutent une connaissance de la musique française du XIXe siècle et, ce n'est pas le moins important, une sympathie profonde pour cette musique qu'on ne peut qu'admirer.

De ces presque 1100 pages, assez denses d'impression, moins de 270 sont consacrées à la biographie du compositeur. Plutôt qu'une narration continue, ponctuée par des analyses des œuvres – comnme l'ont fait, remarquablement, Hervé Lacombe pour Bizet et Joël-Marie Fauquet pour Franck, dans la même collection, pour ne citer que des compositeurs du XIXe siècle – Gérard Condé a organisé cette première partie en une chronologie, précédée d'une galerie de citations de contemporains, certaines peu connues et d'autant plus intéressantes, intitulée " Portrait par petites touches ", et suivie d'une analyse pénétrante des " figures " – famille, amis, maîtres, grands contemporains – qui ont ou auraient pu influencer Gounod (notamment Berlioz, Verdi et Wagner – que Gounod a admiré et défendu beaucoup plus qu'on pourrait le croire). Si certains pourront regretter l'absence d'une certaine perspective que seule permet une biographie critique, le chercheur et l'étudiant seront reconnaissants à l'auteur de leur offrir un outil de travail aussi détaillé et aussi pratique. Il en ressort une personnalité riche et nullement inattachante, mais peu facile à cerner. Gérard Condé montre qu'on a parfois tendance à mettre trop l'accent sur sa religiosité – non qu'elle n'ait été forte ni n'ait compté dans la vie de Gounod ; mais il a aussi connu des périodes quasi agnostiques ; quant aux épisodes, longs ou courts, de sa vie sentimentale, qui sont loin d'être tous éclaircis, ils montrent que Tourguenieff ne manquait pas de perspicacité en voyant dans le jeune compositeur un " prêtre sensuel ". La liaison, dont il n'est pas sûr qu'elle ait été sexuellement consommée, avec la cantatrice Georgina Weldon, ce singulier produit de l'Angleterre victorienne – " singe parmi les crocodiles ", selon sa propre expression – est traitée avec tact et sans que l'auteur essaie, comme la plupart des exégètes passés, de faire endosser tous les torts à cette dernière.

Les lecteurs un tant soit peu familiers avec les opéras de Gounod s'intéresseront au premier chef à ce que Gérard Condé a à nous dire de ses opéras. Ils découvriront, s'ils ne le savent pas déjà, qu'il est difficile de parler, pour des œuvres " canonisées " comme Faust et Roméo, de version définitive, tant elles en ont connu de différentes. Faust, on l'oublie souvent, a été créé avec dialogues parlés et mélodrames ; Roméo et Juliette a failli l'être, ce qui ne l'a pas empêché de devenir (en 1872) le premier ouvrage entièrement chanté (à part une exclamation parlée dans la scène du balcon) monté à l'Opéra-Comique. Si dans ces deux cas cette diversité est plutôt source d'enrichissement que d'appauvrissement, Mireille a, en revanche, souffert et continue de souffrir d'un texte imparfait. Gérard Condé, qui en retrace l'histoire lamentable, nous encourage, sans enthousiasme excessif d'ailleurs, à nous résigner à la version de 1939 signée par Reynaldo Hahn et Henri Busser, malgré ce qu'il appelle une " marge d'infidélité assez acceptable ". Mais le faut-il, justement ? Outre le fait que cette version remplace les dialogues parlés – auxquels Gounod était attaché – par des récitatifs chantés, il convient de rappeler qu'Hahn et Busser ont réarrangé le quatrième acte – sommet de l'ouvrage – d'une manière qui trahit (le mot n'est pas trop fort) aussi bien Mistral que Gounod et son librettiste et qui, indépendamment de la question de principe, nuit à l'œuvre dramatiquement et musicalement. Rappelons que le cœur de l'opéra est cette scène de la Crau qui fait du rôle-titre le plus ardu de ceux écrits par Gounod – et dépassant évidemment les moyens de Caroline Miolhan-Carvalho, sa créatrice en 1864. C'est dans cette scène, au lever du jour, que Mireille rencontre un petit berger à qui elle demande son chemin, et que plus tard dans le même tableau on entend au loin la ravissante musette alors que Mireille ressent les premières atteintes de l'insolation dont elle mourra, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Transporter le petit berger sur on ne sait quel tapis volant au mas des Micocoules au tableau précédent, la veille au soir (ce qui ne l'empêche pas de chanter que le jour se lève) est une absurdité qui aurait rendu Gounod fou furieux ! Tant que l'on n'aura pas redonné ses chances à une version qui se rapproche d'aussi près que possible de la conception originale de l'ouvrage, on n'aura qu'une image déformée d'un acte qui compte parmi les plus belles inspirations de son auteur.

Parmi les autres opéras de Gounod, Gérard Condé ne manque pas de souligner les grandes beautés de Sapho et les mérites respectifs, et non moindres, du Médecin malgré lui, de Philémon et Baucis, de La Colombe et de La Reine de Saba. Son analyse de La Nonne sanglante (dont le sujet a peu à voir avec le mélodrame fameux d'Anicet-Bourgeois, même si leur source commune est Le Moine de Lewis) fait particulièrement regretter que l'œuvre n'ait pas intéressé un metteur en scène nourri de Murnau ou de Dreyer. Plus encore, on regrette l'oubli dans lequel est tombé Cinq-Mars, dont Gérard Condé met admirablement en lumière les réussites et les (relatives) faiblesses. Il paraît moins convaincu par Polyeucte, qui pourtant commence à émerger timidement de son long purgatoire, et moins encore par Le Tribut de Zamora, qui souffre d'un livret au moins aussi emberlificoté que celui du Trouvère, mais dont les deux rôles principaux, notamment celui de Ben-Saïd, ne manquent pas de grandeur. Entendra-t-on jamais ce qui subsiste – c'est-à-dire l'ouverture et plusieurs numéros complètement orchestrés – du George Dandin qui aurait été le premier opéra français sur un livret en prose ? Et réentendra-t-on ce Maître Pierre inachevé (dont le sujet est les amours d'Héloïse et Abélard), complété par Saint-Saëns ?

Passé les deux cent cinquante pages consacrées aux opéras, et qui ne représentent qu'un cinquième de l'ouvrage, le lecteur commence à se rendre compte combien il reste à découvrir de la production de Gounod, et c'est peut-être le plus grand mérite de ce livre qui n'en est pas dépourvu que de nous guider patiemment, méticuleusement, dans ce terrain à peine défriché  : musique de scène, cantates, musique symphonique, musique de chambre, musique pour piano. Avec plus de 170 mélodies originales, dont un certain nombre en italien et un nombre plus grand encore en anglais, à quoi s'ajoutent une trentaine d'inédits ou d'œuvres perdues, Gounod talonne Massenet comme le premier compositeur de musique vocale du  XIXe siècle. Il le dépasse, et de beaucoup, pour ce qui est de la musique chorale. C'est l'ampleur et la richesse de la musique religieuse qui constituent en effet la révélation du volume. On est plus ou moins familier des oratorios Tobie et Mors et Vita – mais qui a entendu La Rédemption, dédiée à la reine Victoria et créée à Birmingham, et Saint François d'Assise ? Si la  Messe de sainte Cécile jouit d'une popularité justifiée, il y a neuf autres messes solennelles, dont quatre inédites, une bonne douzaine de messe brèves, et quatre messes des morts en plus du Requiem qu'on connaît. Mais qui se douterait que les motets – en latin, en français, en anglais, à une ou plusieurs voix, pour petit chœur ou grand chœur, œuvres originales ou arrangements – constitue, en nombre, la plus grosse production de l'auteur de Faust ?

L'inventaire de l'œuvre qui termine le livre est encore un précieux outil de travail. Très serré, par nécessité, et par conséquent d'une lecture un peu ardue, il ne supplée nullement le besoin d'un véritable catalogue thématique. Quant à la bibliographie, vu l'ampleur du volume, elle ne pouvait être qu'à la portion congrue. N'importe : tel qu'il est, le Gounod de Gérard Condé peut d'ores et déjà être rangé parmi les indispensables de la musicologie française

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.