Michel Zaoui dresse un bilan nuancé des procès Barbie, Touvier et Papon. Des dessins en restituent l’ambiance et la postface insiste sur les enjeux de la justice internationale.

En 1987, Klaus Barbie est condamné à la réclusion à perpétuité. En 1994, c’est au tour de Paul Touvier. En 1998, Maurice Papon, lui, est condamné à dix ans de réclusion criminelle. Le premier était poursuivi pour sa responsabilité dans la rafle du 9 août 1943, la rafle des enfants d’Izieu du 6 avril 1944 et le convoi de déportation du 11 août 1944 ; le deuxième pour complicité de crimes contre l’humanité pour son rôle dans l’exécution de sept otages juifs au cimetière de Rillieux-la-Pape le 29 juin 1944 ; le troisième pour son rôle dans l’exécution de sept otages juifs au cimetière de Rillieux-la-Pape le 29 juin 1944. Les trois étaient poursuivis pour crime ou complicité de crime contre l’humanité.

La mémoire française de la Seconde Guerre mondiale a longtemps été un mythe, celui d’une France unanimement résistante, derrière l’armée des ombres, la parenthèse de Vichy n’ayant pas réussi à dissimuler la continuité du gouvernement à Londres. C’est l’historien américain Robert O. Paxton qui, dans les années 1960, a le premier ébranlé les fondations de ce mythe. Il a fallu attendre 1995 pour que le président de la République française, Jacques Chirac, reconnaisse que "oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français." Les procès Barbie, Touvier et Papon témoignent eux aussi des difficultés qu’a eues la France à retrouver la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Mais ces procès ne furent pas sans poser de nombreux problèmes juridiques.

C’est ce que montre l’ouvrage Mémoires de Justice, rédigé par Michel Zaoui qui fut avocat des parties civiles dans les trois procès. Convaincu que "ces trois grands moments judiciaires n’en font qu’un", il ne traite pas chaque procès séparément mais met en évidence les problèmes juridiques, politiques et parfois moraux qui se sont posés à l’occasion de ces procès. Cet esprit de synthèse est un des grands mérites de l’ouvrage. La chronologie fait, elle, l’objet d’une quinzaine de pages à la fin de l’ouvrage. Elle est présentée de manière très pédagogique permettant ainsi d’avoir une vue d’ensemble sur la vie et la carrière des trois accusés et poursuivant la mise en perspective des auteurs au niveau national et international. Les réflexions d’Antoine Garapon en postface sont une réflexion sur la naissance et l’évolution de la justice pénale internationale. L’originalité de l’ouvrage tient aussi à la présence des dessins de Noëlle Herrenschmidt qui a assisté aux trois procès et qui en restitue l’ambiance. Elle débutait lors du procès Barbie et, peu à peu, elle a appris à décoder le cérémonial judiciaire. Elle aide ainsi le lecteur à s’y retrouver. Dans les marges de la réflexion de Michel Zaoui et d’Antoine Garapon, elle donne à voir, en noir et blanc et en couleur, les personnages de ces procès : le rouge et l’hermine d’un avocat général, la dignité des témoins, vieillards vénérables, qui s’accrochent à la barre, la mèche et le regard ténébreux de Maître Arno Klarsfeld, le regard des accusés qui ne semblent pas comprendre ce qu’ils font là, un journaliste qui commence à taper son papier, la foule qui attend à l’extérieur sous les parapluies… Elle donne aussi à voir les lieux : à l’extérieur, les rues barricadées et le tireur d’élite du GIGN sur le toit du palais de justice de Bordeaux qui surveille quotidiennement la sortie de Papon font percevoir la tension qui régnait autour de ces procès ; à l’intérieur, la pompe de la justice est bousculée par les gestes emportés des avocats et ses symboles recouverts de papiers, pièces à convictions et notes des jurés.

Pour revenir au cœur de l’ouvrage, c’est-à-dire les réflexions de Michel Zaoui, trois types de problèmes peuvent être distingués : une réflexion sur les questions, de fond et de procédure, posées par l’accusation de crime contre l’humanité, une réflexion sur les stratégies de défense des accusés et de leurs avocats et une réflexion sur les peines et la réparation pour les victimes. Si Michel Zaoui est convaincu de la légitimité et des bienfaits de l’infraction de crime contre l’humanité – ne rappelle-t-il pas dans les premières lignes de l’ouvrage la conclusion de sa plaidoirie dans le procès Papon : "Ce procès a montré que les cinquante-cinq ans passés n’ont pas favorisé l’oubli, mais brisé l’amnésie française." ? –, en revanche c’est surtout lorsqu’il aborde la question de la réparation et des victimes que son bilan se fait plus nuancé.

Concernant les problèmes juridiques posés par l’accusation de crime contre l’humanité, Michel Zaoui commence par la question du temps. Il rappelle les critiques opposées à l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité. Les procès Barbie, Touvier et Papon ont eu lieu plus ou moins cinquante ans après les faits. Or, non seulement l’érosion du temps a pu modifier la mémoire des victimes et la personnalité des accusés, mais on risque aussi l’anachronisme. S’il ne nie pas les difficultés posées par le passage du temps, selon lui, un constat vaut contre-argument : "le temps n’avait eu aucune prise sur aucun des trois accusés", la mise au jour des horreurs de la Seconde Guerre mondiale au fil des décennies n’eut aucun effet sur leur évolution intérieure. L’imprescriptibilité se justifie donc. Ce constat de la bonne conscience des accusés fait d’ailleurs l’objet d’une réflexion transversale. Il semble que ce soit une des observations qui ait le plus suscité d’interrogations de la part de Michel Zaoui puisqu’il y revient à plusieurs reprises pour proposer des amorces d’explications.

Le second problème juridique de fond qu’il aborde est celui des éléments constitutifs du crime contre l’humanité. Pour les mettre en évidence, il a choisi d’employer l’expression "crime de bureau". Celui-ci se caractérise par le rôle actif de l’appareil d’État et même par l’autonomie de l’administration. Michel Zaoui va même plus loin, rappelant les travaux de Raul Hilberg et son ouvrage La Destruction des juifs d’Europe : les membres d’une administration ne sont jamais de passifs exécutants des ordres de leurs supérieurs ; qu’ils rechignent à la tâche ou qu’ils cherchent à faire du zèle, ils prennent des initiatives. Le "crime de bureau" est aussi un "crime à retardement". En effet, entre la décision signée par le préfet ou son délégué et son accomplissement, le temps retarde le crime, l’espace l’éloigne. Et Michel Zaoui de revenir à la question qui l’habite : "Ce "retard" dans l’accomplissement du crime […] fait que l’on ne sait jamais quand le crime commence. Il explique aussi la bonne conscience du criminel et sa conviction de n’avoir rien fait…"

Poursuivant sa réflexion sur le champ d’application du crime contre l’humanité, l’auteur en vient aux victimes. C’est là qu’il met en évidence l’intrusion du politique dans le domaine juridique. C’est un problème assez peu connu du grand public. En 1964, le Parlement vote une loi qui rend le crime contre l’humanité imprescriptible en droit français. Le but de cette loi était surtout d’éviter que d’anciens nazis allemands ne viennent trouver refuge sur le territoire français (on n’imaginait pas alors que des Français puissent être accusés d’un tel crime). Dans le même temps, afin de protéger son armée, la France n’avait pas ratifié les conventions internationales rendant le crime de guerre imprescriptible. Le crime de guerre est un crime commis à l’occasion de faits de guerre mais ne suppose pas, à la différence du crime contre l’humanité, des exactions commises à l’encontre d’un groupe de personnes en raison de ce qu’elles sont. C’est là que les domaines politiques et juridiques se sont mêlés au détriment des victimes. En effet, dans les procès pour crime contre l’humanité, des résistants s’étaient constitués parties civiles. Or, à suivre les définitions juridiques, les victimes juives des accusés pouvaient bien être considérées comme victimes de crime contre l’humanité et bénéficier de l’imprescriptibilité de ce crime. En revanche, les victimes résistantes, ayant subi les mêmes atrocités mais non pas en raison de ce qu’elles étaient mais de leurs actes de résistance, étaient considérées comme victimes de crime de guerre et ce crime, lui, n’était pas imprescriptible. Une telle différence de traitement était inadmissible et explique que les juges soient intervenus à coups de revirements de jurisprudence pour modifier la définition du crime contre l’humanité au nom de la Justice. Michel Zaoui en retrace très clairement les étapes. Mais de tels revirements étaient-ils plus acceptables ? Et surtout ne niaient-ils pas la spécificité du crime contre l’humanité ? C’est la thèse que défend l’auteur, regrettant que les politiques aient compliqué la tâche de la justice.

Le dernier problème juridique tenant à l’accusation de crime contre l’humanité est un problème de procédure. Entre les crimes et les procès, le temps était passé. Des témoins étaient décédés, les mémoires n’étaient pas infaillibles, des pièces à conviction avaient disparu mais le travail des historiens avait fait de grandes avancées. L’accusation et les parties civiles ont fait le choix d’appeler à la barre ces historiens. Un historien peut-il être considéré comme un témoin ? Si la question a été soulevée par les avocats de la défense, c’est finalement davantage à la conscience individuelle de chaque historien que la question s’est posée. La plupart ont accepté de venir exposer les faits qu’ils avaient découverts. D’autres, comme Henri Rousso, craignant que le témoignage de l’historien, instrumentalisé par les parties, ne perde toute crédibilité, ont refusé.

La réflexion de Michel Zaoui ne se place pas que du point de vue de l’accusation, elle concerne aussi la défense et plus précisément les stratégies de défense des accusés. C’est en avocat maîtrisant les finesses de l’argumentation mais aussi en homme indigné qu’il démonte un à un les arguments de la défense. La stratégie de défense utilisée notamment par Jacques Vergès, avocat de la défense dans le procès Barbie, est la provocation et procède notamment par amalgame. Elle consiste principalement à rappeler que d’autres crimes contre l’humanité ont été commis, en Afrique par exemple, et que ceux-ci n’ont pas été punis et ainsi à mettre en cause les institutions politiques et judiciaires. "Mais, répond Michel Zaoui, en quoi cela pouvait-il amoindrir la responsabilité de Barbie dans l’arrestation de 44 enfants à Izieu ?" ou encore, citant Primo Levi : "Aucun système juridique n’a absout un assassin sous prétexte qu’il existe d’autres assassins dans la maison d’en face." C’est par le recours à des documents et le rappel de faits précis que l’auteur démonte les deux autres principales stratégies de défense qui consiste à minimiser le rôle de l’accusé dans le crime qui lui est reproché et à le faire passer pour un patriote – où l’on s’étonne encore de la bonne conscience des accusés.

 C’est au sujet des verdicts et des réparations que Michel Zaoui se montre le plus critique. Tout à fait conscient du bouleversement dans la mémoire française qu’incarnait le procès Papon, accusé non seulement français à la différence de Barbie mais aussi haut fonctionnaire décoré par le général De Gaulle à la différence de Touvier, il ne peut toutefois que regretter la peine de dix de réclusion criminelle qui a été prononcée, sans rapport avec l’atrocité du crime. Mais c’est surtout la question des réparations qui firent apparaître peu à peu des désaccords entre les victimes, certaines ne réclamant plus seulement le franc symbolique, et l’émergence de groupes faisant valoir chacun leurs souffrances propres que critique l’auteur, y voyant une manifestation d’un des travers de la société contemporaine.

La postface d’Antoine Garapon vient  compléter ce bilan nuancé. Il explique en effet qu’après les "temps héroïques de Nuremberg", est venu le temps des "combats prosaïques de la Cour pénale internationale". Entre le risque de "l’isolement superbe au-dessus des contingences" et celui de "perdre le sens de son idéal", la justice internationale, maintenant qu’elle est incarnée dans une institution, peut faire éprouver aux victimes un sentiment d’inachèvement, et pire, un interminable ressentiment.

Cette postface laisse donc entendre que les enjeux du crime contre l’humanité se sont déplacés du plan national au plan international. Il reste cependant que les procès Barbie, Touvier et Papon, au plan national, ont contribué à modifier la mémoire française ou, pour reprendre le mot de Michel Zaoui, à "briser l’amnésie française". Et le hasard joua un rôle non négligeable puisqu’il décida de l’ordre des procès. "En effet, si les procès avaient eu lieu dans l’ordre des dates d’ouverture des informations judiciaires, nous aurions eu successivement les procès Touvier, Papon et Barbie, et nous aurions alors probablement assisté à une gigantesque cacophonie judiciaire, la société française n’étant absolument pas prête à aborder la difficile question du crime contre l’humanité commis par des Français"