Un volume bien utile recueillant une vingtaine de monographies portant sur quelques-uns des penseurs majeurs de l'espace du XXè siècle. 

Dans le prologue de son livre majeur, Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt rapporte la façon assez stupéfiante dont a été accueilli en 1957 le lancement dans l’espace d’un satellite qui, pendant des semaines, "gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles"   . La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ne fut pas – comme on aurait pu s’y attendre – une réaction d’orgueil ou d’admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise, mais bien plutôt une sorte de soulagement de voir accompli, comme l’écrivit alors un journaliste américain, le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre » – comme si l’humanité avait été jusque-là, pour son plus grand malheur, rivée à la Terre.

La banalité de la phrase, commente Arendt, ne doit pas nous faire oublier qu’elle était, en fait, extraordinaire , "car si les Chrétiens ont parlé de la Terre comme d’une vallée de larmes et si les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’esprit ou de l’âme, personne dans l’histoire du genre humain n’a jamais considéré la Terre comme la prison du corps, ni montré tant d’empressement à s’en aller, littéralement, sur la Lune". Et de conclure par cette interrogation : "L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus, non pas de Dieu nécessairement, mais d’un Dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?"             

La vue de la Terre à distance et la capacité qu’elle suggère de vivre dans les conditions complètement artificielles renforcent ainsi le sentiment de notre "aliénation par rapport à la Terre" (Earth-alienation) à la faveur de ce qui a été vécu comme une véritable libération technologique. Le regard jeté d’en-haut sur la bille bleue nous a fait perdre de vue que la Terre est "la quintessence même de la condition humaine"   .

Il se pourrait que l’une des urgences auxquelles nous confronte l’époque soit de parvenir à réinvestir les lieux de notre séjour – notre domicile, notre ville, notre région, notre pays, notre territoire, notre espace, etc. – en vue de déterminer les conditions renouvelées d’une habitation, ou, comme il est devenu d’usage de le dire, d’un habiter qui soit à la mesure de l’homme.

C’est à cette tâche que se consacrent depuis de nombreuses années Thierry Paquot et Chris Younès, respectivement professeur de philosophie à l’Institut d’urbanisme de Paris XII et professeur à l’ENS d’architecture de Paris-La Vilette et à l’ESA, dans le cadre des activités du Réseau Philosophie Architecture Urbain (PhilAU) fondé en 1984. Le présent volume recueille les travaux présentés lors du séminaire mensuel qu’ils ont organisé entre 2007 et 2008, portant sur "Les territoires des philosophes", au cours duquel la plupart des penseurs majeurs du XXe siècle ont été tour à tour interrogés par différents chercheurs sous l’angle de leur capacité à fournir des concepts pour penser la situation contemporaine de l’homme dans le monde.      

Le territoire des philosophes propose ainsi une vingtaine d’études monographiques portant à chaque fois sur l’un des penseurs du siècle qui vient de s’achever et sur celui dans lequel nous nous trouvons actuellement, de Henri Bergson à Peter Sloterdijk, sans respecter un ordre de succession chronologique, et sans chercher non plus à mettre au jour, de manière quelque peu artificielle, une improbable convergence entre toutes ces approches souvent très différentes les unes des autres. Le concept de territoire qui est mis en exergue dans le titre qui recueille les diverses contributions n’a lui-même rien de contraignant, et désigne plutôt un cadre général de réflexion où le rapport à l’espace, dans la multiplicité de ses configurations, est interrogé.   

 

Le volume présente toutes les qualités qu’un lecteur désireux de s’informer de ce genre de questions est en droit d’attendre de lui : quasi-exhaustivité (aucun des penseurs majeurs de l’espace ne semble manquer à l’appel – et si le nom de certains n’apparaît pas dans le titre des monographies, c’est alors dans le corps du texte qu’il apparaîtra, comme c’est le cas par exemple d’Eric Dardel dont on aurait pu regretter l’absence), clarté et pertinence des études (même si certaines semblent moins réussies que d’autres – ainsi de celles consacrées à Hans Jonas et à Peter Sloterdijk), utilité scientifique (chaque contribution est suivie d’une notice bio-bibliographique bien commode qui permet de prolonger par soi-même la réflexion). Nul doute par conséquent qu’il s’impose rapidement comme un ouvrage de référence.