Une exposition actuellement présentée au Walker Art Center de Minneapolis offre un panorama aussi original que stimulant de l'art conceptuel, des années soixante à 2009.

On n'en finirait pas de montrer à quel point Marcel Duchamp est devenu l'artiste le plus influent du vingtième siècle. Ceci se vérifie particulièrement si l'on considère l'histoire et les manifestations de ce qu'on a baptisé "art conceptuel" et dont l'exposition actuellement présentée au Walker Art Center de Minneapolis offre une saisissante synthèse. Lorsque Duchamp, en effet, rendait publics ses premiers ready-made (dont la conception initiale remonte à 1913), que faisait-il d'autre sinon remplacer la perception esthétique traditionnelle par un nouveau rapport entre l'objet exposé et le spectateur, rapport où la beauté, emblème artistique sacralisé par des siècles d'habitude, se trouvait évacuée comme par un tour de passe-passe ? Un autre parrain de l'art conceptuel serait Walter Benjamin, qui a le premier mis en lumière, dans les années trente, les conséquences qu'allaient entraîner les capacités de reproduction de l'œuvre d'art, alors relativement nouvelles et désormais presque infinies. La diffusion de copies presque parfaites d'une odalisque d'Ingres ou de Matisse, ou d'une même interprétation de la symphonie en sol mineur de Mozart ne transformait-elle pas ces oeuvres en produits de consommation de masse ? N'allait-elle pas, inévitablement, aboutir à une banalisation, une trivialisation de l'expérience esthétique ? Quelles conséquences l'artiste de l'avenir allait-il donc devoir en tirer ? À cette question, l'art conceptuel a donné les réponses les plus radicales. Ce que le spectateur a devant lui – et, parfois, autour de lui – n'est plus un objet proposé à son appréciation en termes de réussite esthétique, et encore moins de bon ou de mauvais goût, mais en tant que traduction visuelle (ou sonore) d'une démarche essentiellement intellectuelle. 

Duchamp est le doyen des artistes figurant à l'exposition du Walker Art Center, conçue par Peter Eleey, son jeune conservateur des arts visuels. Il y est représenté par l'une de ses dernières oeuvres, l'énigmatique Trois miroirs, où la signature, inversée, est partiellement lisible sur le tain éraflé. Cette manifestation de ce que Duchamp a défini par le concept d'infra-mince peut aussi être interprétée comme un symbole du passage de la vie à la mort qu'évoque le titre de l'exposition. "The Quick and the Dead", c'est en effet traduction canonique du vivos et mortuos du Credo dans le Book of Common Prayer anglican. En plaçant cette rétrospective sous le signe des vivants et des morts, Peter Eleey nous invite non seulement à un parcours de l'histoire de l'art conceptuel au cours des cinq décennies écoulées mais aussi à une réflexion sur la fonction même du musée. Comme le rappelait Adorno dans un essai sur Valéry et Proust repris dans le catalogue, un musée est un mausolée. Un autre essai du catalogue, dû à Ina Blom, est ainsi consacré à l'installation que Joseph Beuys – autre figure incontournable de l'art conceptuel  – a réalisée avant sa mort en 1986 au Hessiches Museum de Darmstadt, Wunderkammer qui est à la fois un tombeau de l'artiste et un miroir renvoyant au musée son propre reflet, qui est au fond celui d'un cimetière. Beuys est représenté aussi dans l'exposition du Walker sous une forme qui met en jeu une réflexion d'un autre type : sa fameuse Stuhl mit Fett – chaise recouverte de graisse – n'est pas l'original de 1963 tel qu'on peut le voir à Darmstadt mais le double réalisé entre 1974 et 1989 par Elaine Sturtevant, dont l'" œuvre" consiste à répliquer des œuvres d'autres artistes – Duchamp, Johns, Lichtenstein, Stella et bien d'autres. Ces copies, qui s'affichent comme telles et non comme des "faux" – des Sturvevant, non des Lichtenstein ou des Duchamp – posent, à la suite de Benjamin, la question de l'originalité à l'âge de la reproduction industrielle. Il est d'ailleurs significatif que si de nombreux artistes (ou leurs ayants droit) ont mal pris la chose, Warhol, lui-même engagé dans une démarche similaire, ait immédiatement compris que la démarche de Sturtevant (qui n'utilise plus son prénom) était parallèle à la sienne.



On ne sera pas surpris par de retrouver dans l'exposition les "partitions d'événements" de George Brecht (mort en 2008). Autre grand aîné du mouvement, Robert Barry (né en 1936) est représenté par des textes des années soixante et par un "champ d'énergie électromagnétique" contemporain de l'épisode que rappelle Peter Eleey au début de son introduction, la mise en terre, dans un coin de Central Park, de quatre capsules radioactives, "performance" solitaire qui ne survit que sous la forme d'une photographie. L'exposition nous entraîne en effet fréquemment aux confins de l'art et de la science : photographies d'un verre de lait qui se brise ou de trois ballons qui éclatent sous l'effet d'une balle réalisées au stroboscope par Harold Edgerton dans les années trente et cinquante ; travaux du mathématicien Anthony Phillips dans les années soixante sur la représentation graphique de  surfaces internes ;  ou, plus exotiques encore, des modèles d'espace hyperboliques réalisés au crochet en 2003 à l'Institute for Figuring de Los Angeles, suite à la découverte faite en 1997 par la mathématicienne lettone Daina Taimina.

Le quick de "The Quick and the Dead", est, certes, un mot vieux-saxon sans connotation linguistique avec l'adjectif exprimant la rapidité. Mais il n'est jamais interdit de jouer avec les mots et la vitesse, sujet d'un essai d'Oliver Sacks originellement paru dans le New Yorker et repris dans le catalogue, est l'un des thèmes clé de l'exposition : comment l'exprimer, la fixer, ou, au contraire, l'étirer ou la suspendre, comme dans Organ2/ASLSP de Cage – autre grande figure de l'art conceptuel –, dont l'exécution entreprise à Halberstadt en 2000 ne prendra fin qu'en 2640. (Un hommage aléatoire est rendu à Cage dans le jardin de sculptures du musée par un Carillon de Pierre Huyghe.) Dans son film Untitled (Lohma), Michael Sailstorfer, benjamin de l'exposition – il est né en 1979 – nous montre un entrepôt sur le point d'exploser, mais fixé dans la demi-seconde précédant l'explosion proprement dite, perpétuellement retardée et remise, de sorte que nous avons sous les yeux cette structure métallique qui se gonfle et se dégonfle comme sous l'effet du vent : s'il y a quelque chose de détruit, ce n'est pas, comme dans la réalité, l'entrepôt, c'est l'effet même de réel. Dans l'installation qu'il a conçue à l'occasion de l'exposition, Zeit is keine Autobahn, Minneapolis, le même Sailstorfer nous montre une roue de voiture actionnée par un moteur et tournant à grande allure contre un mur, tandis que le pneu s'use en pure perte, à la fois image de la vitesse et sa négation.

Qui dit vitesse dit temps, et l'art conceptuel est fréquemment une interrogation sur le temps : de la photographie réalisée en 1961 par Shomei Tomatsu de la montre trouvée à Nagasaki, arrêtée à jamais à 11h02 en août 1945, aux "peintures du jour" réalisées quotidiennement depuis 1966 par son compatriote On Kawara ; du Yellow Movie 2/28/73 de Tony Conrad, qui fixe sur une unique image papier, à la fois pellicule et écran, un film invisible de plusieurs heures, à l'Autobiographie (1970) de James Lee Byars, où l'artiste ne fait qu'une apparition minuscule et fugace ; des time capsules de Stephen Kaltenbach (à n'ouvrir qu'à une certaine date, voire après sa mort) au Timekeeper de Huyghe, minuscule excavation des différentes couches de peinture accumulées sur le mur du musée.

Le performance art ne saurait être absent de ce panorama. Dans le coin d'une des galeries, un corps de femme, recroquevillé, exécute le Body as a Sphere de Bruce Nauman. À ce corps vivant, incongru dans l'espace muséal, font écho d'autres corps dispersés dans l'exposition : le petit chien inerte de Maurizio Cattelan ; le cheval de la vidéo de Steve McQueen, figé dans un champ où c'est l'herbe qui palpite dans la brise ; la chouette de Jason Dodge, embaumée avec une tourmaline et un rubis ; les ongles, cheveux et morceaux de peau d'Adrian Piper, préservés dans des jarres en attendant leur transfert posthume au MoMA; la copie grandeur nature réalisée par Kris Martin de son propre crâne, en bronze recouvert d'argent. Ou bien, dans un autre ordre, l'étroit Corridor de Nauman, au bout duquel le visiteur qui s'avance se voit graduellement disparaître sur un écran de télévision

Ces confrontations inattendues, qui nous font osciller entre la vie et la mort, déstabilisent la perception confortable de l'art que le musée est traditionnellement supposé offrir. Cet effet de déstabilisation, qui est au cœur de l'art conceptuel, le rapproche de l'entreprise surréaliste. Une confrontation d'un autre type n'est pas moins étonnante dans l'exposition : c'est la présence, avec deux dessins et une huile sur toile, d'une artiste comme Catherine Murphy (née en 1946) qu'on associerait de prime abord à la peinture néo-réaliste ou hyperréaliste. Elles montrent un trou circulaire dans la neige, rempli de terre et de feuilles mortes ; un tronc d'arbre pourri coupé en deux ; et, vision plus étonnante encore, l'ombre que dessine un lampadaire sur un mur. Ces descriptions sommaires ne rendent compte en rien de l'effet d'étrangeté que produisent ces images troublantes, qui par excès de réalité atteignent le niveau de la plus grande abstraction. Ce n'est pas l'un des moindres mérites de cette exposition riche et passionnante que de nous montrer que la démarche de l'art conceptuel n'est pas si éloignée de l'art tout court.