Un livre bouleversant de témoignage et de conviction portant sur le traitement des animaux et leur mise à mort dans les abattoirs français entre 1993 et 2008. 

"C'était jour de marché ; on avait de la boue jusqu'aux chevilles ; une épaisse vapeur se dégageait du corps des bestiaux, et se confondait avec le brouillard dans lequel disparaissaient les cheminées. Tous les parcs, au milieu de cette vaste enceinte, étaient pleins de moutons ; on avait même ajouté un grand nombre de parcs provisoires, et une multitude de bœufs et de bestiaux de toutes sortes étaient attachés, en files interminables, à des poteaux le long du ruisseau ; paysans, bouchers, marchands ambulants, enfants, voleurs, flâneurs, vagabonds de toutes sortes, mêlés et confondus, formaient une masse confuse. Le sifflement des bouviers, l'aboiement des chiens, le beuglement des bœufs, le bêlement des moutons, le grognement des porcs ; les cris des marchands ambulants, les exclamations, les jurements, les querelles, le son des cloches et les éclats de voix qui partaient de chaque taverne, le bruit de gens qui vont et viennent, qui se poussent, se battent, crient et hurlent ; le brouhaha du marché, le mouvement de tant d'hommes à la figure sale et repoussante, à la barbe inculte, se démenant en tout sens, se coudoyant et se heurtant, tout contribuait à vous assourdir : il y avait vraiment de quoi être ahuri."


Cette célèbre description d’un marché aux bestiaux au XIXe siècle en Angleterre est issue du chapitre 21 d’Oliver Twist de Dickens, dans la belle traduction qu’en donne Sylvère Monod. Le piétinement des hommes, les gémissements des bestiaux parqués dans des enclos de stabulation, pataugeant dans la boue et les excréments, que l’on imagine aisément épuisés, affamés, apeurés – telles étaient alors les conditions brutales réservées aux bestiaux que les marchands acheminaient. Les choses ont-elles bien changé depuis ?


On voudrait le croire, on aimerait pouvoir s’en persuader. Le livre de témoignage et de conviction de Jean-Luc Daub portant sur les conditions sous lesquelles les animaux sont tués dans les abattoirs français qu’il a eu l’occasion de contrôler durant une quinzaine d’années, en tant qu’enquêteur missionné par des associations de défense des animaux, apporte la démonstration du contraire : ces bêtes qu’on abat sont le plus souvent soumises à une brutalité inouïe, de leur arrivage sur les quais de l’abattoir, où elles sont déchargées sans ménagement et – au besoin – avec un treuil, au piège de contention où elles sont censées être immobilisées pour être "étourdies", puis saignées, mais où, trop souvent, rien ne se passe comme cela devrait se faire, c’est-à-dire conformément à la réglementation en matière de protection animale actuellement en vigueur.


Un livre de témoignage

 


La force du livre de Jean-Luc Daub ne tient pas tant à la divulgation des manquements dans les pratiques d’abattage contemporaines – même s’il est vrai que l’on reste interdit en lisant ces pages où l’on découvre l’insalubrité inimaginable de certains locaux d’abattage, l’invraisemblable incompétence du personnel recruté ici ou là, la vétusté du matériel mis à leur disposition qui est parfois défectueux et dont, de toute façon, le personnel ne sait pas se servir. On est fort loin des séances de mise à mort très propres, soignées, réglées comme sur du papier à musique, que le film documentaire Our Daily Bread (2005) de N. Geyrhalter nous présentait, et qui, pourtant, saisissaient déjà d’horreur le spectateur. Ici les animaux sont suspendus par les pattes avant l’égorgement, encore conscients parce que mal étourdis, saignés à vif, hurlant de douleur jusqu’à leur dernier souffle.


Ce qui rend le témoignage de Jean-Luc Daub si poignant tient plutôt à la précision extrême de ses descriptions, à l’objectivité et à la froideur avec lesquelles il détaille les procédures multiples qui, de l’élevage intensif à l’abattoir, réduisent des êtres pourtant doués de sens, capables de mouvement, sensibles et pleins d’énergie vitale à l’état de machines à pondre et de machines à viandes, privés d’environnement, enfermés à vie, artificiellement éclairés, alimentés automatiquement, mis à mort tant bien que mal, puis découpés en tranches pour finir leur carrière sous cellophane.


Le journal d’enquêtes qu’il nous livre constitue d’abord et avant tout un témoignage accablant sur le traitement et les conditions d’abattage des animaux dans un certain nombre d’établissements – dans un certain nombre seulement, et non pas dans tous, car l’auteur prend soin de préciser à plusieurs reprises, avec une grande honnêteté intellectuelle, que les pratiques scandaleuses dont il a pu être le témoin connaissent de remarquables exceptions, et qu’il existe aussi des abattoirs où l’on se préoccupe du bien-être animal   .


Mais l’objectif du livre est également d’inviter le lecteur – qui est directement interpelé – à réfléchir et à interroger les relations qu’il entretient avec les animaux, non pas seulement avec les animaux domestiques (qui font leur apparition régulièrement dans le récit, sous la forme des chiens que l’auteur, alors jeune délégué travaillant à la SPA de Strasbourg, a pour charge de promener ou de soustraire aux mauvais traitements de particuliers, sous les traits aussi de son propre chien Robin qu’il emmène dans tous ses déplacements, ou encore sous ceux de ce chien à demi-mort qu’il ramasse dans un fossé), mais aussi avec ces animaux dits de boucherie que nous faisons naître pour les faire mourir.  


Un livre de conviction


Le fait même que ces animaux soient fondamentalement les mêmes ne constitue-t-il pas le nœud du problème ? Comme l’écrit Gary Francione, "nombreux sont ceux qui parmi nous considèrent comme des membres de la famille les animaux avec lesquels ils vivent, et pourtant, nous retournons notre steak dans la poêle pour finir la cuisson, puis plantons gaillardement notre fourchette dans la chair d’autres animaux, alors même qu’ils ne se distinguent de façon significative sous aucun rapport des animaux que nous aimons"   . Ne témoignons-nous pas, en agissant de cette manière, d’une sorte de schizophrénie morale ? 


Précisons immédiatement que l’auteur, à proprement parler, ne pose pas lui-même le problème de cette manière. L’une des très grandes qualités de ce livre de témoignage qui est, bien évidemment, un livre de conviction, tient à ce que l’auteur ne donne jamais dans le prosélytisme, pas plus qu’il n’offre une description à charge et unilatérale des milieux de l’industrie alimentaire   . Bien que l’auteur plaide sans équivoque en faveur de l’adoption d’un régime végétarien, il ne cherche en aucune manière à inspirer aux lecteurs qui ne seraient pas disposés à reprendre à leur compte ce type de choix alimentaire le sentiment de leur propre indignité. Jean-Luc Daub, ici encore, s’efforce de citer des faits et de confronter les consommateurs avec la réalité de l’industrie alimentaire et de l’élevage intensif. Il s’agit, et c’est déjà beaucoup, de donner à voir "la mort en face"   .


C’est ainsi qu’il ponctue certains de ses chapitres par un rappel discret et courtois : "amis consommateurs, pratiquement 100% des lapins sont élevés ainsi"   , "sachez que les coches sont destinées à faire de la saucisse, du salami, du pâté…"   , "sachez que plus de 95% des 26 millions de porcs abattus en France chaque année sortent des systèmes industriels "   .


L’ambition du livre n’est pas, nous semble-t-il, d’ordre théorique, en ce sens où il ne s’agit pas pour l’auteur de défendre une thèse philosophique (sur la sensibilité animale comme critère de considérabilité morale, sur la nécessité de mieux traiter les animaux en guise de propédeutique à la vertu, sur la pitié et la compassion comme fondements de la vie morale, etc.  – bien que certaines allusions soient faites à ces deux dernières idées   ), mais plutôt de démontrer que les filières industrielles et les abattoirs ne se sont pas préoccupés du bien-être animal jusqu’à présent, et que dans le cadre de la logique productiviste, le maximum de ce qui est fait pour l’animal consiste à le maintenir vivant dans des conditions contraires à ses besoins, puis à l’abattre sans témoigner plus de considération à ses souffrances parce qu'une telle attention risque d'engendrer une perturbation de la production et de gêner le bon déroulement économique des opérations   .


Sur la base de ce constat, le lecteur/consommateur est laissé libre de son choix, mais il importe que ce choix soit dûment informé. L’auteur lui-même ne croit pas en la probabilité d’une universelle révolte des consciences et d’une conversion de tous au végétarisme. Plus modestement, et de manière aussi bien plus réaliste, il demande avant toute chose que soient perfectionnées les méthodes d’abattage   , que cessent les abattages rituels sans étourdissement préalable   , que le personnel recruté soit convenablement formé   , que soit généralisé l’emploi de l’appareil d’anesthésie à Co2   , et enfin que les consommateurs qui se soucient du bien-être des animaux sans vouloir ou sans pouvoir pour autant bouleverser leur régime alimentaire fassent l’effort de refuser les produits qui sont issus de l’élevage intensif   .