62 artistes questionnent, par le biais d'installations et de perfomances, le monde du travail et la production économique qui en émane.

"Choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez pas à travailler un seul jour de votre vie", enseignait Confucius. Aujourd’hui, en Orient comme en Occident, et ce, malgré des progrès technologiques censés nous "faciliter le travail", le terme "travail" reste pour beaucoup associé à la contrainte. A l’époque des heures sup’ et des pressions concurrentielles, peut-on agir sur et non subir son travail ? En 2008, à Rennes, où s’est tenue "Valeurs croisées", première biennale d’art contemporain de la ville, les artistes ont répondu "oui", œuvres à l’appui. Si le travail reste un thème sociologique à questionner   , rien n’interdit à l’art de s’en amuser, de le copier, détourner, triturer, magnifier, partager, renverser, nier, bref, de le questionner. Catalogue bien pensé de la biennale, Valeurs croisées revient sur cette démarche inédite.

 

Genèse

Sous l’impulsion de l’entreprise agroalimentaire Norac, mécène et commanditaire de la biennale, et de l’association Art to be,14 entreprises bretonnes ont accueilli entre novembre 2007 et avril 2008 un artiste en SouRCE (Séjour de recherche et de création en entreprise). De l’implacable réalisme (LAudit, par lequel Martin Le Chevallier fait évaluer sa performance artistique) à l’esthétisme (la vidéo chorégraphique de Marie Reinert réalisée aux archives départementales) en passant par le détournement (les modèles alternatifs d’emplois du collectif Au travail/At work ou dans un autre registre le monde en pain Daunat de Iain Baxter&), ou le rejet (les lettres de non-motivation de Julien Prévieux, la "démission" d’Adel Abdessemed), toutes les œuvres ajoutent à la "valeur travail" une valeur artistique qui fait sens.

Sur l’expérience, le catalogue porte, un an plus tard, un regard d’ensemble. Raphaële Jeune, commissaire pour Art to be, retrace l’histoire de "Valeurs croisées", des résidences aux œuvres finales. Le catalogue documente les résidences des artistes à Rennes et en Bretagne, leurs enjeux, et va bien au-delà. Les contributions de Laurent Jeanpierre, Maurizio Olazzarato, Chantal Pontbriand, Jean-Pierre Burdin… convoquent les références sociologiques aussi bien qu’économiques, explorant ainsi les problématiques qui sous-tendent le travail artistique sur et en entreprise : le discours, la manipulation, les relations…

Côté artistes, François Deck, Samuel Bianchini et les membres d’Accès local apportent également leur point de vue. La seconde partie de l’ouvrage détaille le travail de chaque artiste. On y découvrira notamment un art de la perruque (initialement, ce terme désigne le détournement de matériaux ou d’outils au travail) tout particulier, commandité par le collectif Au travail/At work. Passée un peu inaperçue lors de l’exposition, leur œuvre toute immatérielle consiste à former un collectif le plus large possible d’individus pratiquant une activité artistique à l’insu de leur patron. Les membres présents à Rennes auraient converti des membres du personnel de "Valeurs croisées", mais on n’en sait pas plus.

Le rôle de l'art

En fait de perruque, Raphaële Jeune invente quant à elle l’art de la citrouille, emprunté à l’écrivain argentin Macedonio Fernandez : "Le conte de Macedonio Fernandez, La Citrouille qui devint Cosmos, nous prévenait déjà en 1944 : le légume est saisi d’une irrépressible pulsion de croissance et dévore l’intégralité de ce qu’il trouve à proximité, jusqu’à anéantir tout “extérieur”." Métaphore, on l’aura compris, du capitalisme et de sa capacité d’intégration. Un système glouton, à l’intérieur duquel l’artiste doit, selon la commissaire de "Valeurs croisées", se placer pour rendre "visibles ses excès et ses dysfonctionnements, mais aussi ses dynamiques créatrices". Mouvement inverse, l’artiste est devenu un modèle pour l’économie. Fonctionnant à la "mission" et à la créativité, il inspire le mode de travail des cadres d’entreprises. Raphaële Jeune rappelle pourtant que les SouRCEs "relèvent de l’expérimentation artistique et non de la commande à vocation managériale ou d’innovation". Elles ne doivent pas changer l’entreprise mais l’utiliser comme matériau artistique. Jean-Marc Huitorel, commissaire et critique d’art, décrit quant à lui dans le chapitre, "Liaisons dangereuses", "l’entreprise comme forme artistique". Il y écarte la question de l’instrumentalisation inhérente à ce type d’expérience : qu’il fonde une entreprise ou la représente, l’artiste n’est instrumentalisé que s’il oublie qu’il entre en entreprise "pour faire œuvre".

Autre question qui découle du rapprochement entre art et entreprise : selon les procédés en vigueur dans le monde économique, toute activité doit subir une évaluation. Une culture du résultat à laquelle l’art ne peut pas se plier. Quels critères appliquer alors à un travail artistique ? La "cellule de réflexion" apporte quelques pistes de questions telles que "la présence de l’artiste rend-elle des questions visibles ?", "combien de salariés ont-ils pu assister au processus de création de l’artiste résident ?" et enfin "quels seraient les critères d’échec d’un SouRCE ?". Lors de l’exposition à Rennes, un questionnaire était également proposé aux visiteurs pour évaluer la biennale selon des critères spécifiques.

Au travers de multiples œuvres et expériences, Valeurs croisées pose la question de l’art, de son implication dans l’économie et de son utilité sociale. Avec Raphaële Jeune, les auteurs posent un "espace-temps autre". Et si l’artiste était porteur d’un micro-espace public de réflexion et de liberté ?