L'ancien secrétaire de Jean Moulin témoigne.

Cela commence comme dans un roman de Roger Vailland   : un jeune héros stendhalien, épris d’absolu et piaffant d’accélérer une Histoire vautrée dans les compromissions - qu’il soit maurassien plutôt que communiste ne change rien ici - rencontre son temps. Il rompt sans difficulté avec son pays, son passé, sa famille, persuadé que son exil prépare un retour glorieux et préserve l’honneur. Nous sommes en juin 1940 et Daniel Cordier, jeune mousquetaire à peine sorti de l’adolescence, révolté par l’Armistice et voulant « tuer du boche », nationaliste, antisémite par culture familiale, chrétien plus très sûr de sa foi, ne fait ni une ni deux : il s’embarque vers ce qu’il pensait être l’Afrique du Nord, afin de continuer le combat. Ce sera Londres, la France libre, la conversion gaullienne et le parachutage dans la France occupée en juillet 1942 pour devenir, par le hasard des affectations et l’élection sentimentale de Jean Moulin, le second du représentant du général de Gaulle auprès de la Résistance.

Ce livre est d’un genre inédit : ce ne sont ni des mémoires ni vraiment un journal même s’il en emprunte la forme, organisant le récit jour par jour, à l’aide de notes prises quasi-quotidiennement dans la période britannique, de quelques archives gardées ou retrouvées et surtout grâce à sa mémoire, qualité cardinale de la geste résistante, mémoire évidemment toujours faillible et sollicitée pour reconstituer  les événements, les rencontres mais aussi les dialogues. D’où parfois quelques interrogations sur le statut de certaines phrases : Brossolette à propos de la réintégration des partis dans le Conseil de la Résistance, un des enjeux politiques essentiels de toute la période 1943 : « On ne refera pas la France avec ce carnaval de la trahison ». L’a-t-il dit, l’a-t-il pas dit ? Dans ces termes ou pas ? Le statut du texte est donc parfois mouvant, mais l’essentiel reste la plongée précise, minutieuse, d’un homme singulier au cœur du dispositif résistant. On n’apprend ici ni scoops, ni informations nouvelles par rapport à une historiographie abondante   , mais des intuitions précieuses sur les codes mentaux des différentes résistances, l’histoire des perceptions, des incompréhensions entre les différents pôles du refus, Londres, Lyon, Paris, zone occupée, zone libre, résistance politique des mouvements, enrôlement militaire des soldats de la France libre ; une histoire des motivations de l’engagement (aussi diverses et parfois futiles, insensées, romanesques qu’on puisse imaginer comme dans le cas du très beau personnage de Maurice de Cheveigné, compagnon de la France Libre, adepte d’un nihilisme joyeux, « considérant l’existence comme une fête improvisée et combattant  les ”Schleus” parce qu’ils l’ont gâchée »   ), une anthropologie de la vie clandestine, un roman de formation : il y a tout cela dans Alias Caracalla.

Romanesque, le livre l’est. Non pas parce qu’il présenterait la fiction d’une Résistance héroïque pleine de noble courage et de phrases définitives, telle que soixante ans de glorification mémorielle l’ont imprimée dans nos esprits. C’est tout le contraire : on y suit le travail de la Résistance au jour le jour, dans sa quotidienneté lassante, répétitive : relever les boîtes aux lettres, coder les messages pour Londres, distribuer l’argent aux mouvements, déjeuner, dîner - les restaurants  sont le « socle de la Résistance » - prendre des rendez-vous « sous la queue » du cheval de la place Bellecourt où défile chaque jour tout le gratin résistant. Romanesque par l’extrême précision qui l’anime, par le mélange très stendhalien de comique et de tragique, du rapport parfois ludique à l’action politique. Ainsi, l’archive de la liste des pseudonymes donnés par Moulin : « Rex (Moulin) = Richelieu ; Alain (Cordier) = Talleyrand ; Frédéric (Manhès) = D’Assas ; Brumaire (Brossolette) =Marat ; Roussin (Bidault) = Pelletier ; Combat (Frenay) = Navet ; Libération (D’Astier) = Chou-fleur ; Franc-Tireur (Lévy)= Candide ; Salm (Soulas)=Dandy »   .

Tout le prix du livre est dans l’intensité du regard de Cordier, soldat de la France Libre, percevant l’univers de la Résistance comme politicard, peuplé d’ambitieux et de vieux qui s’adonnent aux parlottes lorsque la vraie guerre se poursuit ailleurs. Ce n’est pas la moindre surprise de ce texte : Cordier, pourtant au cœur de la politique résistante, a constamment l’impression de ne pas être à sa place, sur les lieux d’un combat « réel », c’est à dire militaire, avec ses camarades en Afrique ! La mort rôde et lorsque les arrestations se multiplient, le danger se concrétise et pourtant, jamais il ne se départit du sentiment de ne pas être au bon endroit. L’identité France Libre, c’est un ordre chevaleresque, une fraternité combattante dans l’esprit de Caracalla boosté par la parole vigoureuse de de Gaulle citant Chamfort - « Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu » ; elle persiste longtemps face au monde clandestin de la Résistance, en France, cette « anarchie du courage » dont les membres se vivent comme des hors-la-loi. À chacun sa mythologie, mais le choc des deux explique beaucoup des démêlés politiques de Moulin face aux ténors de la Résistance en zone Sud, Frenay, d’Astier de la Vigerie et Jean-Pierre Lévy. À l’hiver 1942, alors que l’équivoque de Vichy cesse brutalement avec l’occupation par les nazis de la zone Sud, le travail d’unification politique entamé par Moulin est particulièrement essentiel pour redorer la légitimité gaullienne, bafouée par les Américains qui jouent successivement Darlan puis Giraud contre l’homme de Londres. Cette « algèbre politique » est complexe car ce que Moulin appelle « unification », les chefs de la Résistance qui estiment avoir payé de leur sang leur autonomie l’appellent « vassalisation », tout en empochant l’argent fourni par la France Libre qui les tient aussi par le cordon de la bourse. Vu par l’œil candide et souvent scandalisé de Cordier, très attaché à de Gaulle et à son « patron » Moulin, on saisit à quel point la Résistance fut très politique et en même temps étrangère au vocabulaire, à l’univers de la politique démocratique. Les exigences de la clandestinité excluaient la démocratie et ne préparaient nullement à une carrière politique - ce qui explique aussi, parmi d’autres raisons, le faible approvisionnement en personnel politique apporté par la Résistance même si sa légitimité historique resta la matrice de la politique française d’après-guerre jusqu’en 1968.

Ce que fait Cordier de juillet 1942 à juin 1943, date de l’arrestation de Moulin à Calluire ? Il trouve des logements, des caches, des bureaux, mais surtout est le maître de l’agenda de Moulin ; il est son courrier, son « portable »   . Le problème de la communication est en effet central. La Résistance, c’est aussi ce ballet de rendez-vous, parfois manqués, de transmissions radio, souvent défectueuses, qui nécessitent compétences et qualités spécifiques, dont on se demande si elles survécurent à la fin de la guerre : la ponctualité (ni trop tôt, ni trop tard à un rendez-vous), la mémoire (il ne faut rien écrire, revanche de l’oral sur l’écrit) mais aussi le sens topographique. La physionomie urbaine joue son rôle : Lyon, avec ses boîtes aux lettres et ses traboules, est une ville faite pour l’action clandestine, lorsque Paris, qui ne possède pas de boîtes aux lettres à cette époque, mais de redoutables concierges, s’avère beaucoup plus dangereuse. La nécessité de ne pas téléphoner et de ne pas faire confiance à la poste opèrent une forme de régression médiologique et Cordier se sent parfois comme un valet du XVIIIe siècle apportant les plis en mains propres.

Le livre de Cordier est aussi un roman de formation qui met en scène un progressif déniaisement idéologique. Caracalla est très jeune et bourré de certitudes. Il va les perdre toutes, les unes après les autres, se métamorphosant et laissant sur le chemin sa mue de jeune maurrassien boutefeu et anti-sémite. Très jeune mais très attentif, sensible aux voix qui lui parlent, aux visages qui se penchent sur son existence, chaque rencontre le bouleverse et chahute sa culture politique d’enfance : Raymond Aron, Stéphane Hessel puis le « juif d’une nuit » qu’il abrite et regarde dormir sans lui parler, enfin le choc de l’étoile jaune reçu en pleine figure à son arrivée à Paris en mars 1943 (la zone Sud ne connaît pas ce stigmate déshonorant) le libèrent à jamais de l’antisémitisme constitutif de son adolescence droitière. Et de même, la haine du Front populaire qu’il affirme haut et fort à son patron sans savoir que celui-ci fut le directeur de cabinet de Pierre Cot. Il ne le saura qu’ensuite. Pendant toute la guerre et jusqu’à l’arrestation de Moulin, il travaille jour après jour avec un homme qui le fascine, dont il connaît les convictions républicaines et partage l’engagement gaulliste mais dont il ignore tout le reste. Tout sauf l’essentiel : ce qui les lie. C’est là l’occasion d’évoquer la très belle relation entre Moulin, l’aîné, le patron, et Cordier, son fidèle secrétaire, une relation pleine de mystères, de moments suspendus par l’art et la poésie, significativement très présents dans ces vies d’action.  Car la poésie et l’art ne sont nullement circonscrits dans le hors-jeu de l’action, dans un espace reclus et sacré mais au contraire, ils semblent donner l’élan pour être déraisonnables, passionnément